Après la paix

D’Abidjan à Korhogo en passant par Bouaké, l’accord de sortie de crise signé à Ouagadougou entre peu à peu dans le quotidien des populations. Et entretient l’espoir même si sa mise en uvre reste chaotique.

Publié le 21 mai 2007 Lecture : 10 minutes.

Tiébissou, à quelque 300 km au nord d’Abidjan, mi-mai. La petite agglomération au cur de la Côte d’Ivoire, hier sous protection stricte des soldats onusiens, aujourd’hui sous celle, très allégée, d’une brigade mixte, reprend goût à la vie, vaque à ses activités. Et se prend à rêver du bon vieux temps, le temps de la paix. Éléments des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci), des Forces armées des forces nouvelles (FAFN, ex-rébellion qui occupe le nord du pays) ainsi que du contingent de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci) veillent. La ville a perdu ses allures de garnison, les soldats n’encombrent plus ses grandes artères. Les patrouilles se font moins envahissantes. Le commerçant, le transporteur ou l’automobiliste venu du sud, en zone loyaliste, ne passe plus l’épreuve du check-point pour rallier le nord. Celle-ci est devenue une simple formalité. Plus de laissez-passer, de barrages sauvages, de bakchich, voire de rackets. La hideuse balafre, pudiquement appelée « zone de confiance », qui divise le pays d’Houphouët depuis le 19 septembre 2002 est en passe de devenir un mauvais souvenir. Par la grâce du « dialogue direct » entre les deux belligérants, qui a abouti à la signature, le 4 mars dernier à Ouagadougou, d’un accord de sortie de crise. Comme pour rattraper le temps perdu en sommets et résolutions onusiennes jamais véritablement appliquées, faute de réelle volonté politique, les populations sont chaque jour un peu plus nombreuses à quitter Yamoussoukro pour Toumodi et Tiébissou via Djibonoua, premier poste du territoire sous contrôle des FN et, de là, rejoindre Bouaké, Korhogo, Ferkéssoudougou La réunification du pays et la liberté de circulation deviennent une réalité. Elle a été consacrée le 16 avril 2007 quand le président Laurent Gbagbo, son Premier ministre Guillaume Soro, chef de l’ex-rébellion, ainsi que tout le gotha politico-administratif du pays ont assisté, à Tiébissou, au démantèlement de la « zone de confiance ». Et ont applaudi quand un bulldozer, estampillé « Nations unies » et conduit par un élément marocain de l’Onuci, a détruit un poste de contrôle jadis tenu en permanence par des soldats des forces internationales.
Beaucoup d’habitants des villages environnants, qui avaient fui pour éviter d’être pris en tenaille en cas d’affrontements, reviennent. Les « étrangers », qui étaient venus pour s’interposer, repartent au compte-gouttes chez eux Le 15 mai, 500 hommes de la force française Licorne se sont retirés, ce qui porte désormais à moins de 3 000 le nombre d’éléments de ce contingent stationné dans le pays depuis les premiers mois de la crise. L’espoir rallume la flamme que plus de quatre ans de ni paix ni guerre avaient mise en veilleuse. Volontiers fêtards, les Ivoiriens, à la bonne humeur intacte et contagieuse, manifestent leur soulagement en chanson. Le 12 mai, au siège de la Fondation Félix-Houphouët-Boigny de Yamoussoukro, a été donné le coup d’envoi d’une « caravane artistique » baptisée « Sillons de la paix ». « Les artistes ivoiriens, déterminés à célébrer la paix retrouvée et l’unité de la Côte d’Ivoire, vont parcourir les dix-neuf régions de notre pays pour semer et prêcher la paix », a scandé Gadji Celi Joseph, président de l’Union nationale des artistes de Côte d’Ivoire (Unartci) Avant d’ouvrir un concert qui a vu défiler sur la scène des chanteurs aux styles divers et aux noms qui à eux seuls disent tout un programme : Kouamé Adigri, Tigresse Sidonie, les Garagistes
Abidjan n’est pas en reste, où la nuit reprend peu à peu ses droits. Les maquis ne font pas encore partout recette, mais ils gardent plus tard leurs clients, signe que la sécurité revient peu à peu. Les week-ends ne sont pas aussi mornes que dans un passé récent et, plusieurs jours dans la semaine, Mix chez Solo SSS, la nouvelle boîte en vogue, située à la Zone 4, accueille la jeunesse dorée et les adultes « branchés ». Comme au beau vieux temps, les soirées sont arrosées de champagne et rythmées de « Pointinini » et de « Worosso », les deux nouvelles variantes du « coupé-décalé ». Les barrages n’ont pas encore complètement disparu du paysage urbain et il n’est pas rare que les hommes en tenue, jamais à court d’idées et de mots pour rire, vous y invitent à engager avec eux le « dialogue direct », en clair à leur glisser un billet de banque pour passer. Mais les coups de feu et les soirées de couvre-feu font place à la danse. Tout le monde s’y met. Surtout depuis que, le 14 avril, la première dame, Simone Gbagbo, a esquissé quelques pas avec Sidiki Konaté, porte-parole de l’ex-rébellion devenu ministre de l’Artisanat et du Tourisme. La scène, qui a fait sourire dans tout le pays et suscité moult commentaires, est l’un de ces tours de magie dont la vie politique ivoirienne a le secret. « La politique, comme dirait Laurent Gbagbo, est une science proche de la sorcellerie. »
Quant à Charles Blé Goudé, tête de file des « Jeunes Patriotes » qui enflammaient les rues d’Abidjan, il est désormais passé maître dans l’art de faire la paix. À la tête d’une caravane qui parcourt le pays pour appeler au pardon, il a été nommé le 4 mai « ambassadeur de la paix et de la réconciliation » par le ministre de la Réconciliation nationale, sous les yeux de Sidiki Konaté. Lequel a saisi cette « occasion solennelle » pour demander aux Nations unies de lever la sanction qu’elles avaient infligée le 7 février 2006 au « patriote » en chef pour entraves au processus de paix. Sans réponse jusqu’ici. Mais il est vrai que le secrétaire général, Ban Ki-moon, a plus urgent à faire : obtenir du Conseil de sécurité la prorogation jusqu’à la fin de l’année du mandat de l’Onuci – personnels civils et militaires confondus.
Ainsi tourne la roue politique au pays d’Houphouët depuis ce 29 mars, quand Gbagbo a nommé à la primature Guillaume Soro, celui-là même qui l’a peu ou prou privé de l’exercice de son pouvoir sur l’ensemble du territoire national. Depuis, les choses vont vite, très vite : formation du gouvernement, le 7 avril ; ordonnance d’amnistie effaçant les crimes et délits commis à la faveur de l’insurrection. Un Centre de commandement intégré (Cci), mixage des états-majors des Fanci et des FAFN, a été également mis en place le 16 avril. Sa mission : gérer tout le volet militaire de la sortie de crise, y compris la fusion des deux forces belligérantes en une armée unique. Un Comité national pour le redéploiement de l’administration (Cnpra) a été installé. Il est chargé de faire revenir et de réinstaller les services publics dans les zones ex-assiégées. Et le chef de l’État devait se rendre le 19 mai à Guiglo pour une cérémonie de désarmement des Forces de résistance du Grand Ouest (FRGO) de Denis Maho Glofiéi, l’une des milices locales pro-Gbagbo.
Mais des points de blocage demeurent. Même de manière fort diplomatique, le chef de l’État burkinabè, Blaise Compaoré, maître d’uvre de l’accord de Ouagadougou, s’en est fait l’écho le 11 mai à l’occasion de la première réunion du Comité d’évaluation et d’accompagnement (CEA) : « Le processus est en bonne voie. Il reste quelques retards à rattraper, mais nous espérons que les semaines à venir nous permettront d’accélérer le rythme pour la mise en uvre de l’accord. » Beaucoup de volets cruciaux tardent en effet à entrer dans les faits (voir encadré). Ainsi du démantèlement des milices, sur lequel Blaise Compaoré a insisté au cours de la réunion du CEA. Prévue pour se dérouler du 21 avril au 5 mai, cette opération ne peut pas, de source proche du CCI, démarrer avant le 5 juin, et à condition que les moyens requis pour son financement soient réunis. Les rencontres avec les chefs de milices (Denis Maho Glofiéi, Octave Yahi, Gabriel Banaho, Pasteur Gammi) sont prévues du 28 mai au 2 juin, si d’ici là les travaux de réhabilitation des 17 sites de regroupement sont achevés. Et rien ne garantit que les nouveaux potentats nés la guerre renonceront à leurs armes, donc aux privilèges que la détention de celles-ci leur confère sur leur « territoire ».
Leader de l’Union pour la libération totale de la Côte d’Ivoire (UPLTCI), Eugène Djué, qui s’est autoproclamé « maréchal » des « Jeunes Patriotes », a donné le ton, le 12 mai : « Pendant que ma tournée Pont de la paix est bloquée, faute de moyens, nous apprenons que la galaxie patriotique sera bientôt à Bouaké. Ma troupe et moi ne sommes plus prêts à accepter l’humiliation. C’est pourquoi nous avons décidé d’attaquer tous les convois patriotiques à destination de Bouaké. » Et de préciser sa menace : « Que personne ne s’étonne ! Nous allons créer une rébellion. Tous mes commandants sur l’ensemble du territoire sont prêts. Cette rébellion sera pire que celle qu’on a connue. » Coup de bluff ? Chantage ? Une certitude : nombre de désuvrés et autre boutefeux à qui la guerre a donné un rôle et apporté argent ainsi que reconnaissance sociale ne sont pas pressés de célébrer le retour de la paix. Comment leur faire renoncer à leurs privilèges ? Comment les « recycler » ?
Le retard accusé dans l’éradication des milices ajourne de facto le désarmement des ex-rebelles. Ceux-ci continuent de surveiller les frontières de leur zone et, une fois la nuit tombée, allument des projecteurs aux points de contrôle, restent accrochés à leurs kalachnikovs, redoublent de vigilance Eux aussi, hier simples soldats ou, au mieux, sous-officiers, ont des « acquis » à défendre, dont la reconnaissance des avancements accordés par la direction des FN, mais ils rencontrent des blocages. Gbagbo ne veut pas avaliser des grades qui risquent d’être perçus comme une offense dans les rangs loyalistes. De passage à son fief de Bouaké, le 12 mai, Guillaume Soro a eu sur cette question une longue et houleuse séance d’explication avec l’état-major des FN qui juge les galons « non négociables ».
Le regroupement des ex-combattants, le redéploiement de l’administration et la tenue des audiences foraines, qui devaient démarrer le 21 avril, se font toujours attendre. Et retardent de facto le processus d’identification de la population – tributaire des audiences foraines – et, donc, l’inscription sur les listes électorales. La préparation des échéances électorales en souffre, même si le pays entre déjà dans une véritable précampagne, avec son lot de combinaisons d’appareils, d’alliances, de divorces, de débauchages, d’achats de consciences
Plate-forme mise en place au lendemain de l’accord de paix de Marcoussis de janvier 2003 par la rébellion et les principaux partis de l’opposition non armée pour faire contrepoids au pouvoir, le G7 est en passe d’imploser. Le très politique Laurent Gbagbo est passé par là, en initiant un dialogue direct avec les FN, avant de faire du chef de l’ex-rébellion son Premier ministre et de l’éloigner de ses partenaires d’hier. Le rapprochement Gbagbo-Soro est en passe de bouleverser tout le paysage politique. L’entrevue secrète, le 9 mai, entre Guillaume Soro et Alassane Dramane Ouattara, leader du Rassemblement des républicains (RDR), n’y a rien changé : les FN vont quitter le G7. Pour s’allier avec le camp présidentiel en perspective des futures élections ? Rien n’est à exclure dans cette cascade de revirements spectaculaires.
Ouattara et Henri Konan Bédié, son alter ego du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) et allié au sein du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP), n’en ignorent rien – ou si peu – et s’attellent d’ores et déjà à investir leurs directeurs locaux de campagne. Gbagbo garde, lui, la main, prend des initiatives, cherche à élargir sa base politique, s’évertue à affaiblir les formations de ses futurs adversaires à la présidentielle Après plusieurs coups de canif, il veut aggraver la saignée au sein du PDCI. Dans le cadre de son Rassemblement pour la paix (RPP) qu’il envisage d’ailleurs de transformer en parti politique, Laurent Dona Fologo, président du Conseil économique et social et allié du chef de l’État contre le RHDP, a entrepris de récupérer des caciques du PDCI, comme Ouattara Gnonzié et Timothée Ahoua Nguetta, ex-bras droit de Bédié.
D’autres grandes figures, tous anciens ministres de Félix Houphouët-Boigny (Maurice Séri Gnoléba, Denis Bra Kanon, Auguste Débray, Vincent Lokrou), qui se veulent défenseurs des institutions de la République, manifestent de bonnes dispositions à l’endroit de Gbagbo. Lequel n’exclut pas, loin s’en faut, de recourir à leurs services le moment venu. Ce n’est pas tout : beaucoup voient également la main du chef de l’État derrière le « PDCI Nouvelle Vision », cette dissidence récemment créée par Émile Constant Bombet et Yéo Tchobon.
Mais c’est surtout à l’assaut de l’électorat du RDR que le palais a entrepris de se lancer. Décidé à investir du temps, de l’énergie et de l’argent pour capter une partie des électeurs du Nord, fief de Ouattara, Gbagbo ne perd pas de temps. Après avoir débauché Enise Kanaté, député-maire de Mankono, il a suscité la naissance d’un courant lancé le 12 mai au sein du RDR par son secrétaire national chargé des relations avec les partis politiques, Adama Bictogo, qui avait dû fuir le pays pour échapper aux accusations de tentative de putsch, avant d’y revenir au lendemain des accords de Ouagadougou.
Visiteur du soir au palais, cacique du RDR, ancien ministre et actuel président du conseil régional de Boundiali, Zémogo Fofana a récemment déposé les statuts d’une nouvelle formation politique : l’Alliance pour la démocratie et les libertés (ADL). S’il venait à voir effectivement le jour, ce parti pourrait prendre au RDR des cadres comme Jean-Jacques Béchio, Elhadj Bamba Souhalio, Amidou Sylla, Philomène Oulaï Mahoua
Même si elle n’est pas sans crispations, cette effervescence politique, qui gagne progressivement Abidjan et l’intérieur du pays, reste aux yeux de nombre d’Ivoiriens l’un des meilleurs gages d’un désir de retour à la paix, contrarié, il est vrai, par les incertitudes liées à la mise en uvre de l’accord de Ouagadougou.

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