Nègre avant tout

Un concert d’hommages venus du monde entier a salué la figure de l’écrivain martiniquais décédé le 17 avril à 94 ans. Quel aspect de son ÂÂoeuvre laissera la plus grande empreinte ? Son combat, aux côtés de son ami Senghor, pour la défense des valeurs du monde

Publié le 21 avril 2008 Lecture : 12 minutes.

Aimé Césaire s’est couché. Définitivement, cette fois. La nature l’a vaincu, lui « laminaire, l’algue enracinée, accrochée à son rocher antillais », ainsi qu’il se définissait. Il appartenait à une île, la Martinique, succession de mornes, mais surtout terre volcanique comme le fut sa parole, prisonnière de la mer qui bouche l’horizon. Mais mer qui permet de prendre le large comme ses mots, armes miraculeuses à l’assaut des citadelles du monde pour que l’humanité s’accomplisse dans l’Homme. Il était Prométhée et démiurge, celui dont le verbe a ensemencé des tonnes de rêves, suscité d’incalculables vocations. Il est mort en ce mois d’avril, celui où, en 1848, la France décidait d’abolir l’esclavage. Le 26 juin, il aurait fêté ses 95 ans.
Des souvenirs remontent à la surface de la mémoire. Dans les années 1990, à Paris. En Afrique, le régime raciste de Pretoria s’est écroulé. Nelson Mandela, après plus d’un quart de siècle d’emprisonnement, se retrouve à la tête d’une Afrique du Sud conforme à l’idéal pour lequel il s’était toujours battu : un pays où tous les hommes se valent indépendamment de la couleur de l’épiderme. Mandela effectue sa première visite en France, à l’invitation de François Mitterrand. Une visite symbolique, alors que la nuit envahit Paris : le Parvis des droits de l’homme, au Trocadéro. Une foule importante est venue saluer Madiba. Parmi les anonymes, je reconnais Aimé Césaire. Il porte une chemise claire à manches courtes. Quelle leçon d’humilité de la part de ce poète à la stature universelle !

Choc stimulant
Les destinées humaines sont insondables. Celle d’Aimé Césaire se joue sans doute ce 26 juin 1913, lorsqu’il naît à Basse-Pointe, dans le Nord de la Martinique. Sa famille, « d’ascendance paysanne très proche », est modeste. Le père, Fernand, homme taciturne mais qui se moque de tout, est économe dans une plantation de canne à sucre. La mère, Marie-Félicité-Eléonore, plus expansive, « femme de tête et de volonté », est couturière. Fernand, qui a reçu une certaine instruction, s’intéresse aux livres. Et il n’hésite pas à en faire profiter Aimé, son deuxième garçon. Les fils du destin commencent à se nouer peut-être à partir de là. Dans cette société coloniale, les descendants d’esclaves, sans repères, rongés par l’aliénation et le préjugé de la couleur – plus la peau est claire, mieux c’est -, ne rêvent que d’assimilation. Les complexes d’infériorité les rongent.
C’est dans cette atmosphère que Césaire grandit. Élève au lycée Victor-Schoelcher de Fort-de-France, la capitale de l’île, il compte parmi ses condisciples un Guyanais nommé Léon-Gontran Damas, futur troisième larron du mouvement de la négritude. En 1932, Aimé Césaire obtient son baccalauréat. Grâce à une bourse d’études, il gagne la métropole pour s’inscrire au lycée Louis-le-Grand, à Paris. Et préparer son entrée à l’École normale supérieure, rue d’Ulm. Ce voyage est sans doute l’événement le plus déterminant de la vie du jeune Martiniquais. Car qui rencontre-t-il le jour de son inscription ? Un Sénégalais de sept ans son aîné, venu lui aussi poursuivre ses études à Paris : Léopold Sédar Senghor. Cette rencontre le marque, le façonne à tel point qu’il dira : « À travers Senghor, c’est tout un continent que je rencontrais. Une terre dont je n’avais aucune idée, une image très vague, très confuse.  En m’apportant l’Afrique, il m’apportait la clé de tout ce qui m’intriguait chez moi-même. Pour comprendre la Martinique, pour comprendre les Antilles, il fallait faire ce détour. Il fallait commencer par l’Afrique. » C’est le déclic qui lui manquait pour se libérer de ses complexes d’infériorité et s’accomplir.
Césaire ne met pas longtemps à remarquer que les Nègres des colonies, ces fameux « hommes de couleur » ou, mieux, ces « peuples coloniaux et dépendants » ne sont pas nombreux en métropole. Il y a là quelques étudiants chanceux. Mais la politique officielle est claire : il ne faut pas les laisser sortir des colonies. En même temps, la métropole accueille à bras ouverts d’autres Noirs originaires, eux, des États-Unis et qui sont venus en France pour échapper au racisme et à la ségrégation. Ils sont écrivains, mais surtout jazzmans. Ils ont réussi à imposer cette nouvelle expression musicale en France, pour le plus grand bonheur des intellectuels et de la jeunesse branchée. Césaire et Senghor fréquentent surtout les écrivains : les poètes Langston Hughes et Countee Cullen, le romancier jamaïcain Claude McKay et tant d’autres. Cette présence d’Africains-Américains est un choc stimulant pour le jeune Césaire.
Dans la petite communauté des étudiants antillais, africains, guyanais et haïtiens du Quartier latin, la question identitaire est à l’ordre du jour. La plupart d’entre eux, confrontés au mépris ambiant et à la négation de leur identité véhiculée par l’européocentrisme, victimes du racisme, éprouvent de la honte à être eux-mêmes, recherchent l’assimilation. Cette attitude mortifie Césaire, dont la vision du monde est désormais différente depuis qu’il fréquente Senghor. Assimiler la culture dominante pour s’enrichir, oui. S’assimiler, non, parce que c’est se laisser conquérir, se laisser dominer. Il l’exprime clairement dans « Négreries, jeunesse noire et assimilation », article paru en 1934 dans L’Étudiant noir, un journal qu’il a fondé avec Senghor et Damas. Et c’est la première fois qu’apparaît, sous sa plume, le mot « négritude ». Face à une Europe arrogante, insolente, conquérante, la négritude « c’est la réappropriation de nous-mêmes par nous-mêmes, explique-t-il. [ÂÂ] Notre négritude est humaniste. Notre négritude est située dans l’Histoire. Notre négritude est un enracinement. » En fait, le trio a tout simplement décidé de faire la nique à tous les experts en civilisation en s’emparant du mot « nègre », terme chargé de mépris, pour l’assumer, le transformer en qualité positive.

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Identité retrouvée
En 1935, Aimé Césaire entre à l’École normale supérieure. Mais pendant l’été, il a passé les vacances à Sibenik, en Dalmatie, région croate sur la mer Adriatique, à l’invitation de son ami Petar Guberina. En se réveillant, un matin, son regard se pose sur une île, en face de sa chambre. Renseignement pris, l’île s’appelle Martinska. Autrement ditÂÂ Martinique, en français ! Cette étonnante découverte l’inspire. Et il se met à écrire son texte majeur, le Cahier d’un retour au pays natal, où il « infléchit » la langue française, la féconde de sa semence de Nègre et d’insulaire révolté, pour aboutir à une poésie flamboyante, virile, rebelle à tout embrigadement, fidèle au seul rythme de son moi. Césaire définit lui-même ce long poème comme « l’odyssée d’une prise de conscience d’une identité réconciliée avec l’universel. Pour être universel, il fallait commencer par nier qu’on est nègre. Le Cahier est un renversement : plus on est nègre, plus on est universel ». Mais avant que le texte ne prenne la forme d’un livre, le premier ouvrage qui porte le mouvement de la négritude sur les fonts baptismaux sort en 1937. C’est un recueil de poèmes, Pigments, signé Léon-Gontran Damas. L’auteur y traduit tout le blues dû à sa condition de Nègre et son dégoût d’une civilisation ethnocentriste qui se prétend unique et universelle, dans le piétinement et l’ignorance des autres. La « subversion » par excellence. Et la sanction tombe : Pigments est interdit pour atteinte à la sûreté de l’État. Les censeurs n’apprécient pas le ton, persuadés que la remise en cause de la colonisation et de ses « valeurs » peut contribuer à la révolte des indigènes.
En 1939, à la sortie de l’École normale supérieure et après avoir été de tous les combats culturels menés à Paris par la jeunesse nègre pour le respect de sa diversité et de ses différences, Césaire, en compagnie de sa femme Suzanne, entreprend le retour au pays natal. Sa tête est pleine de Rimbaud, de Baudelaire, de Claudel, de Mallarmé, d’Eluard, d’auteurs nègres de la Renaissance de Harlem, de Marx, d’Afrique, de Frobenius, de philosophie grecque, allemande, françaiseÂÂ Il est cultivé, certes, mais il a forgé, solidifié son identité retrouvée et a refusé, contre vents et marées, de perdre son âme de Martiniquais, d’« Africain transporté » dans les Caraïbes. Il est nègre, nègre il reste, mais frère de tous les hommes. Fait important, Cahier d’un retour au pays natal, dont aucun éditeur « sérieux » n’a voulu, et cela n’a rien de surprenant, paraît, dans sa version originelle, dans la revue Volontés fondée par Raymond Queneau, Henry Miller, Georges PelorsonÂÂ À Fort-de-France, Césaire est professeur de littérature au lycée Victor-Schoelcher, ce moule d’où il est issu.
Poursuivant le combat culturel commencé sur le territoire de la métropole, il décide avec son collègue René Ménil, professeur de philosophie, de créer un organe pour une plus large diffusion de leurs idées. Ainsi, Tropiques voit le jour, revue trimestrielle. L’ambition est d’être utile à la Martinique, désert culturel gangrené par l’aliénation et la détestation de soi. Le jeune professeur et ses amis veulent briser le silence, déchirer le bâillon appliqué sur la bouche de leurs compatriotes par le pouvoir colonial. Mais également raviver la mémoire éteinte, effacée, et s’ouvrir à l’Afrique. Tout cela sans le moindre ressentiment.
La petite équipe veut, par-delà les mots, poser les jalons d’une humanité meilleure. L’époque, elle, n’est pas propice à de tels idéaux. C’est la guerre. À la Martinique, le régime de Vichy sévit. Le racisme et l’exclusion s’exacerbent. La littérature subit la censure des pétainistes. Césaire s’y soumet. Mais il trouve toutes sortes d’astuces, d’artifices littéraires pour faire passer le message du changement. Le public, constitué d’élèves, de lycéens, de fonctionnaires, apprend à lire entre les lignes, à déchiffrer le sens caché des mots. En 1941, le poète André Breton, chef de file du mouvement surréaliste, en route vers les États-Unis s’arrête à Fort-de-France. Il découvre Césaire et sa revue. C’est l’enchantement d’avoir rencontré, raconte-t-il, un « surréaliste » de sa veine, « un grand poète noir », le seul au monde à manier de façon géniale la langue française.

Choix cornéliens
Aimé Césaire exerce alors une influence indéniable sur la Martinique. Son aura brille au-delà de l’île, jusqu’à Haïti, où il se rend en mai 1944 à l’occasion d’un congrès international de philosophie. La jeunesse haïtienne lui réserve un accueil plus que chaleureux. Entre-temps, à la suite d’un refus d’imprimer délivré par le régime de Vichy en 1943, la parution de Tropiques est suspendue. La publication reprend après le départ des pétainistes, avant de s’arrêter définitivement en 1945.
À la fin de la guerre, pour beaucoup, Césaire a toutes les qualités pour devenir un leader. Sur cette base, ses amis de la section martiniquaise du Parti communiste français (PCF) lui demandent de briguer la mairie de Fort-de-France. Il hésite, avant de se laisser convaincre. C’est ainsi qu’il entre en politique. Son élection est triomphale. Et il est également élu député de la Martinique à l’Assemblée nationale française. Pendant plus d’un demi-siècle, il sera réélu sans discontinuer. Avec ses administrés, il établit une relation quasi filiale, marquée par la générosité et la proximité, le maire devenant une sorte de « papa ». La poésie se transforme alors en actes concrets destinés à améliorer les conditions de vie de la collectivité.
En 1946, le député Aimé Césaire adhère au Parti communiste français. Il est convaincu que c’est la seule organisation qui puisse lui permettre de réaliser ses rêves d’émancipation pour les peuples colonisés. Au bout de dix ans, il déchante : le PCF, au-delà de ses grands principes internationalistes, se moque bien du destin du reste de l’humanité. Par ailleurs, Césaire refuse de laisser sa poésie évoluer selon des canons fixés par Louis Aragon, le poète communiste par excellence et qui est pour le respect d’un certain académisme. Aragon voit-il en Césaire un concurrent dont il faut briser l’élan ? Peut-être. Mais le Martiniquais est un rebelle né. En octobre 1956, il claque la porte en adressant sa célèbre Lettre à Maurice Thorez, le secrétaire général du PCF. Il lui fait comprendre que le marxisme et le communisme doivent être au service des peuples opprimés et non le contraire. Pour l’historien Elikia M’Bokolo, ce moment est fondamental : « Le Césaire de la Lettre à Maurice Thorez nous posait un problème très important, explique-t-il. Celui de la gauche africaine ou noire, qui doit être indépendante des gauches européennes. Parce que même si nous avions tous critiqué le paternalisme du régime colonial, une sorte de paternalisme se faisait aussi du côté des partis de gauche, alors socialistes, marxistes, et même des partis démocrates-chrétiens et libéraux. Ils prétendaient avoir pour eux l’Histoire et l’expérience. » Césaire crée alors le Parti progressiste martiniquais (PPM). Au cours de sa carrière politique, Césaire s’est retrouvé devant des choix cornéliens. Au moment où l’ensemble des colonies aspire à l’indépendance, il se bat pour la départementalisation de la Martinique, car elle permet d’« être dans un grand ensemble [la France], tout en restant soi-même ».

Comédie-française
Comme écrivain, Césaire s’est voulu engagé. Au côté des siens, les opprimés, les offensés, les méprisés. Avec son rythme volcanique, sa poésie, profondément ancrée dans son insularité, marquée par sa négritude, irradie une énergie irrésistible. Mais jugée hermétique, alors que d’aucuns la traitent de narcissique, elle ne suffit pas, à elle seule, à faire passer son message. Césaire comprend alors l’importance du théâtre et ses vertus pédagogiques, accessibles à tous. C’est un théâtre délibérément politique où il met en scène les personnages qui ont traversé l’histoire nègre aux Amériques et en Afrique : Patrice Lumumba (Une saison au Congo) ou Henri Christophe, le Haïtien (La Tragédie du roi Christophe). Il choisit aussi l’Histoire pour montrer la grande figure de Toussaint Louverture.
Césaire aurait dû mériter beaucoup plus de considération de la part de la France politique et littéraire. Malgré sa stature internationale – il était de son vivant l’un des poètes les plus étudiés dans le monde – il a été traité comme un paria. Frappé d’ostracisme, il était presque isolé au Palais-Bourbon et dans le monde des lettres, en dehors de quelques amis et son univers naturel de Présence africaine. L’enseignement de son ÂÂuvre en France – même sur son île – a été plus que tardive. Il faudra attendre 1982 pour que la France lui attribue le Grand Prix national de la poésie, 1989 afin qu’un hommage lui soit rendu au Festival d’Avignon et 1991 pour que sa pièce La Tragédie du roi Christophe entre au répertoire de la Comédie-Française ! D’autre part, contrairement à son ami Senghor, il ne s’est jamais porté candidat à l’Académie française, en dépit de son amour pour la langue de Molière. Mais il est plus que scandaleux de constater qu’un écrivain de sa dimension n’a pas obtenu le prix Nobel de littérature : personne, en France, ne s’était jamais chargé du lobbying. Ceux qui avaient décidé de l’ignorer sont allés jusqu’à le traiter d’anti-Français. Tout cela ne l’avait pas ébranlé. L’auteur du Discours sur le colonialisme l’a encore prouvé lorsqu’en 2005 la France venait de voter une loi sur les « aspects positifs » de la colonisation en refusant de recevoir Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur. Et quand il l’a reçu, en mars 2006, c’était à ses conditions. Victoire ultime : sa définition de la colonisation (« = chosification ») est entrée dans Le Robert en 2008.
Jusqu’au bout, Aimé Césaire est resté fidèle à lui-même : un homme qui n’oublie jamais ses ancêtres. Quand, en Martinique, certains de ses compatriotes l’attaquaient en lui reprochant de mettre plus en avant la négritude, c’est-à-dire l’Afrique, au lieu de célébrer la créolité pour indiquer qu’il n’y avait pas que l’Afrique, il a répondu, serein : « S’il n’y a pas de Nègre premier, il n’y a pas de Créole second. »

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