L’ONA à l’heure des choix
Le changement brutal de PDG met en lumière les fortes incertitudes qui pèsent sur les comptes et la stratégie du premier groupe privé marocain.
Le limogeage de Saâd Bendidi, président de l’ONA, le 11 avril, n’a pas fini de faire des vagues. « Le marché a très mal réagi. Les petits porteurs, les sicav, les fonds étrangers et les banques se sont séparés d’une partie de leurs actions. Le groupe a soutenu le cours en les rachetant. Néanmoins, le titre a perdu 6 % le 16 avril et 2 % le lendemain », commente un trader d’une salle de marché de Casablanca. Mais au-delà d’un vent de panique à la Bourse, la décision et sa soudaineté soulèvent des questions sur la situation financière du groupe, sa gouvernance et sa stratégie tous azimuts. Même si les administrateurs, dont le coup semblait prémédité, ont tout fait pour éviter le pire. Le soir de l’annonce du renvoi du PDG, ils ont justifié leur décision dans un communiqué, multipliant par la suite les explications dans les différents journaux du pays. Une première dans l’histoire du conglomérat industriel et privé marocain, dont le chiffre d’affaires s’est élevé à 32,8 milliards de DH (2,9 milliards d’euros) en 2007.
Nommé PDG en janvier 2005, Saâd Bendidi est aujourd’hui accusé de « négligences répétées dans le suivi et l’animation des affaires du groupe ». On lui reproche particulièrement les défaillances répétées dans le pilotage de la filiale Wana, troisième opérateur de téléphonie du pays, ainsi que sa mauvaise appréciation dans les choix technologiques. Ceux-ci fragiliseraient dangereusement la situation financière de Wana et de la maison mère. Étonnant, de la part d’un homme qui avait justement été embauché après avoir fait les beaux jours du groupe d’Othman Benjelloun et de Méditel pour combler le retard que connaît Wana par rapport à ses concurrents, Maroc Télécom et Méditel. Ce qui nécessite d’importants investissements qui coûteront sa place au PDG le 11 avril 2008, lors d’un conseil d’administration où il présente un plan d’investissement de 10,5 milliards de DH, en hausse de 4,5 milliards par rapport à l’annonce qu’il avait faite lors de la publication des résultats du groupe, deux semaines auparavant ! On connaît la suite brutale. « Je n’ai jamais vu ça, ce n’est pas dans notre culture, considère un dirigeant marocain. Saâd Bendidi est un homme intègre, compétent, et il n’est pas connu pour graviter dans les cercles d’influence. »
Le fardeau des télécoms
En rendant publiques de nombreuses informations, les administrateurs ont déboussolé le marché au lieu de le calmer. Les acteurs économiques, qui restaient sur les bons résultats financiers annoncés fin mars, se sont mis à douter. Le gendarme de la Bourse a dû suspendre la cotation du titre le 14 avril. Le même jour, la direction du groupe a convoqué d’urgence tous les analystes boursiers de la place au siège de Wana. Objectif : rassurer sur l’état de santé du conglomérat, quitte à se contredire par rapport aux informations livrées dans le communiqué et à la presse. En première ligne, Karim Zaz, le PDG de Wana, et Rachid Tlemçany, le directeur du pôle stratégie de l’ONA, ont tenté de lever tous les doutes : « Il n’y a pas de quoi s’inquiéter même s’il existe un petit écart entre nos réalisations et le business plan. Des investissements additionnels sont programmés pour financer le développement de nos activités dans les télécoms. Et surtout, notre choix technologique est le bon. »
Dès le lendemain, la branche financière du groupe Benjelloun, BMCE Capital Bourse, recommandait dans sa note quotidienne de conserver les actions ONA. Mais le ver est déjà dans le fruit. Les analystes repassent au crible les derniers rapports d’activité du groupe. Le résultat d’exploitation 2007, à 1,28 milliard de dirhams, ne pèse pas lourd face à la montée en flèche de l’endettement (voir graphique). L’an passé, les pertes liées au démarrage des activités télécoms se sont élevées à 651 millions de dirhams.
Outre les télécoms, la banque du groupe, Attijariwafa Bank, inquiète. Officiellement, tout va bien. Le 18 mars, le PDG, Mohamed El Kettani, a livré toute une série de bonnes nouvelles. Le total de bilan consolidé s’est établi à 211,9 milliards de dirhams, en hausse de 16,1 %, le bénéfice à 2,5 milliards de DH (+ 8,2 %). Mais Attijariwafa Bank multiplie les agences (84 ouvertures en 2007), prête à tour de bras dans l’immobilier (+ 47,3 %) et dans la consommation (+ 25,7 %). Un dynamisme porteur de risques « Il est encore un peu tôt pour juger de la rentabilité de toutes ces actions », explique un analyste européen. Les experts de Standard & Poor’s craignent, pour leur part, « des corrections majeures des prix des actifs, qui pourraient affecter la solvabilité du système bancaire marocain ». Le même problème se pose dans l’immobilier – l’ONA y est présent à travers l’Onapar -, où les observateurs craignent la constitution d’une bulle qui pourrait éclater un jour ou l’autre.
Forte expansion en Afrique
La stratégie d’expansion de l’ONA en Afrique suscite également des interrogations. Le roi du Maroc, qui multiplie les voyages chez ses pairs africains depuis son accession au trône, a décidé d’y implanter les entreprises marocaines, en premier lieu celles du holding royal. Attijariwafa Bank a acquis 66,6 % de la Banque sénégalo-tunisienne (6 % des parts de marché sénégalais) en octobre 2006, quelques mois seulement après l’installation de sa filiale Attijariwafa Bank Sénégal. Les deux entités ont donné naissance à AttijariBank Sénégal. Le groupe a par la suite annoncé le rachat de 79,15 % des parts de CBAO, en novembre dernier, première banque sénégalaise.
Managem, la filiale minière, s’est lancé à la conquête des roches africaines. Le groupe détient des permis d’exploration aurifère au Congo-Brazzaville, au Mali, en Mauritanie, et est en passe d’en acquérir un au Soudan. Au Gabon, où il détient aujourd’hui 54 % de Ressources Golden Gram (RGG), il mène une étude de faisabilité pour un projet aurifère dont la production pourrait atteindre 1,5 tonne par an. En RD Congo, il est associé à la société congolaise Costamin pour l’exploitation d’une mine de cobalt au Katanga. Pour le moment, l’Afrique subsaharienne ne génère pas de recettes pour Managem, qui en est soit au stade de l’exploration, soit à celui de l’étude de faisabilité.
Doté d’un féroce appétit de conquête dans des secteurs aussi divers que les nouvelles technologies, la banque, l’agroalimentaire, la distribution, les mines, le holding marocain opère-t-il les bons choix ? Pour beaucoup, l’éviction de Saâd Bendidi met en lumière les difficultés à piloter un groupe où les décisions ne se prennent pas toujours à l’intérieur. Ce problème de gouvernance n’est pas nouveau. En mai 2007, Khalid Oudghiri avait subi un traitement identique, après quatre ans à la tête d’Attijariwafa Bank. Les batailles, les tiraillements et les courts-circuits sont fréquents entre, d’un côté, les dirigeants de l’ONA et ceux de ses filiales, et de l’autre, les actionnaires majoritaires.
Ancien administrateur de Siger, le holding de la famille royale, Hassan Bouhemou, le PDG de la Société nationale d’investissement (SNI), est en effet le principal actionnaire de l’ONA, avec 29,84 % du capital. Un actionnaire de référence lui aussi contrôlé par Siger. Hassan Bouhemou siège au conseil d’administration aux côtés, notamment, de Mounir Majidi, le conseiller du roi qui gère aujourd’hui les placements du monarque, grâce aux 5 % que détient la Siger dans l’ONA. Les deux hommes sont également membres du comité stratégique du holding royal qui doit se réunir quatre fois par an pour définir les orientations, examiner les investissements et les différentes opérations. Plongés au cÂur de l’ONA, il est difficile d’imaginer que les deux hommes aient seulement découvert en début d’année les difficultés de Wana. Saâd Bendidi est-il le maillon faible ? Cette décision brutale en annonce-t-elle d’autres sur Wana ? Sur le groupe fragilisé par un lourd endettement ?
Les défis du nouveau PDG
La nomination de Mouatassim Belghazi à la tête du groupe est en tout cas le signe d’une reprise en main des affaires royales. Celui qui fait déjà figure d’homme-lige de Hassan Benhamou et Mounir Majidi est déjà sous pression. Il a trois mois pour présenter un plan stratégique. Recapitalisation de l’ONA avec l’entrée d’un partenaire national ou étranger ? Changement de technologique dans les télécoms ? Cession de Wana ? Nouvelles acquisitions ou ventes ? Toutes les hypothèses sont pour le moment permises. Belghazi est très lié au secrétaire particulier du roi, Mounir Majidi, qui tient la haute main sur toutes les affaires économiques du pays. Tous deux sont par ailleurs dirigeants du FUS, le club de football de Casablanca. Mouatassim Belghazi assurait jusqu’à présent la double présidence de la Somed et de la Fondation pour le développement local et le partenariat (Fondep). Il appartient au Maroc qui gagne, comme Bendidi ou Fouad Filali avant lui. Pour survivre, il devra apprendre à naviguer dans le conglomérat royal et ses intérêts particuliers sous peine de servir rapidement de « fusible ».
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