Le scandale Habré

Intrigues politico-judiciaires, manoeuvres dilatoires, obstacles financiers… Dix-sept ans après sa chute, l’ex-dictateur tchadien, exilé à Dakar, n’a toujours pas été jugé. Au grand dam de ses victimes, qui désespèrent de le voir un jour dans le box des

Publié le 21 avril 2008 Lecture : 5 minutes.

L’Europe ne pourra plus feindre de ne pas être au courant. « Presque deux ans après sa condamnation par le Comité des Nations unies contre la torture, et plus de vingt mois après le mandat de l’Union africaine [UA], le Sénégal n’a toujours pas ouvert d’information judiciaire contre M. Hissein Habré [accusé de violation massive des droits de l’homme, de complicité de crime contre l’humanité et de fait de torture, NDLR]. Nous mesurons l’ampleur du défi pour ce pays qui doit instruire des crimes de masse commis au Tchad il y a plus de dix-sept ans. Ainsi avons-nous anticipé l’importance de l’aide extérieure pour le Sénégal et encouragé ses autorités à formuler une demande de soutien officielle à la communauté internationale. » Ces quelques phrases sont extraites du courrier confidentiel que le Comité international pour le jugement d’Hissein Habré a adressé le 15 avril à la Commission européenne, à la Suisse, à la France, à la Belgique et aux Pays-Bas afin d’attirer leur attention sur « l’énorme retard » pris par le Sénégal dans la procédure engagée contre l’ancien dictateur tchadien réfugié depuis 1990 à Dakar, où il coule des jours tranquilles.
Après les intrigues politico-judiciaires et les manoeuvres dilatoires, les obstacles financiers : les moyens nécessaires à l’organisation du procès ne sont pas réunis. Et pourraient ne pas l’être de sitôt, au grand dam des victimes, qui n’en peuvent plus d’attendre que justice leur soit rendue et désespèrent de voir celui dont la sinistre et meurtrière épopée (1982-1990) aura laissé des traces indélébiles dans leur pays finir dans le box des accusés. L’UA, qui a pourtant demandé, en juillet 2006, au Sénégal de juger Habré « au nom et pour le compte de l’Afrique », tarde à mettre la main à la poche. Sollicités par le chef de l’État sénégalais Abdoulaye Wade, l’Union européenne (UE), Berne, Paris, Bruxelles et Amsterdam ont promis d’apporter un soutien technique qui se fait toujours attendre. La mission d’experts de l’UE, composée de Bruno Cathala, greffier de la Cour pénale internationale (CPI), et de Roelof Haveman, spécialiste en droit pénal international, qui s’est rendue à Dakar en janvier dernier, n’a encore rien proposé de concret aux autorités sénégalaises.
Tout juste leur a-t-elle suggéré de désigner un coordinateur pour le procès, de créer un fonds d’indemnisation des victimes, de définir une stratégie de communication et de sensibilisation sur le dossier et de mettre en place un groupe d’experts en droit pénal international. Le tout, bien évidemment, dans les limites d’un budget qui devra rester « raisonnable ». En clair, Cathala et Haveman considèrent que le coût de la procédure, fixé à 18,7 milliards de F CFA (28,6 millions d’euros) par le cabinet international d’expertise Cice Audit & Conseils, est bien trop élevé. Dans leur rapport, dont Jeune Afrique a obtenu une copie, les émissaires européens demandent au Sénégal de « réexaminer les hypothèses de travail retenues et, donc, le budget prévisionnel ». Au risque de renvoyer l’examen de l’affaire Habré aux calendes africaines.

Crise de confiance
Cice Audit & Conseils a travaillé sur la base d’un procès qui durerait 60 mois (5 ans), ferait appel à 500 témoins, transportés, hébergés, blanchis, ainsi qu’à 25 magistrats et 11 greffiers grassement rétribués – à titre indicatif, chacun des deux procureurs devra toucher un salaire de 3,5 millions de F CFA, soit un traitement cinq fois supérieur à celui de leur homologue sénégalais. Quelque 12,3 milliards de F CFA seront, au total, consacrés aux frais de fonctionnement. Les 6,4 milliards de F CFA restants seront inscrits dans le budget dit « d’investissement » : 5,8 milliards pour la réhabilitation du palais de justice du cap Manuel, où sont censées se dérouler les audiences, 300 millions pour l’acquisition de véhicules, 244 millions de matériel informatique, de sécurité et de surveillance, et 38 millions de matériel de bureau. Pour réduire les coûts, les experts de l’UE proposent de limiter la durée du procès à quelques jours, les témoins à une centaine (au maximum) et l’audition de chacun d’entre eux à quatre heures en moyenne. Tandis que pour les rémunérations, « les magistrats affectés au procès pourraient en sus de leurs salaires recevoir une indemnité représentative de la surcharge de travail, des risques liés à la conduite d’un tel procès et de la diligence exceptionnelle requise due à l’ancienneté des faits ».
Mais c’est la gestion des fonds à engager qui divise davantage les autorités sénégalaises et les potentiels bailleurs. Si les premières exigent de pouvoir disposer de l’argent de façon « souple et flexible », les seconds, pour éviter d’éventuelles mauvaises surprises, souhaitent le voir gérer par un Fonds fiduciaire international. Alors que le Sénégal, en tant qu’État souverain, entend désigner librement le personnel judiciaire qui doit siéger à la cour d’assises, l’UE insiste sur la nécessité de choisir les juges et greffiers sur la base de critères de compétence et de probité, au besoin par voie de concours ou d’appel à candidatures. AmbianceÂ
C’est une véritable crise de confiance qui règne entre le Sénégal et ses potentiels partenaires depuis qu’un groupe de travail mis en place par Cheikh Tidiane Sy, alors ministre de la Justice, a évalué au début de 2007 le coût du procès à 43,3 milliards de F CFA. À l’époque, Abdoulaye Wade lui-même avait demandé à son garde des Sceaux de revoir sa copie.
D’importants progrès ont toutefois été réalisés dans cette affaire, engagée depuis 2000. En introduisant dans la Constitution, le 8 avril dernier, le principe de rétroactivité pour le jugement de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, y compris ceux commis en dehors du Sénégal, les députés ont dégagé la voie pour un procès de l’ex-homme fort de N’Djamena. Reste l’argent, le nerf de la guerre. « Afin de favoriser l’adoption par le Sénégal de mesures tangibles suite aux recommandations de la mission européenne, nous encourageons l’UE à envisager une seconde mission de suivi avant la pause estivale », écrit le Comité international pour le jugement d’Hissein Habré dans son courrier du 15 avril. En attendant que ce vÂu se réalise, Dakar prend sur ses propres deniers afin de débloquer la situation et de prévenir ce qui passe déjà, peu ou prou, pour un véritable scandale. Pour l’exercice 2008, l’État sénégalais a inscrit à son budget une enveloppe de 1 milliard de F CFA destinés à couvrir les premiers frais liés aux préparatifs du procès. Sera-ce suffisant pour éviter qu’Hissein Habré ne devienne un Pinochet africain ?

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