Une réforme tant attendue

Une vaste concertation impliquant tous les acteurs du secteur a été engagée en août 2002 pour réhabiliter les établissements publics, en proie à une gestion chaotique.

Publié le 24 avril 2003 Lecture : 9 minutes.

La montagne de problèmes que le gouvernement algérien doit mettre à plat et traiter dans l’optique d’une vraie réforme hospitalière est impressionnante. Car l’hôpital, le navire-amiral du secteur public de la santé, est mal en point et mérite d’être réhabilité. Affligé de dysfonctionnements graves et touché par les pénuries, il n’est plus complètement en mesure de satisfaire ses usagers. Tous les acteurs partagent ce constat. En mai 2001, déjà, un rapport du ministère de la Santé tirait la sonnette d’alarme : « Les conséquences de la crise menacent aujourd’hui les principes fondamentaux du système de soins que sont la solidarité, l’équité et l’accessibilité. » Depuis, les choses ont évolué, et les contours de la réforme hospitalière – une promesse du gouvernement d’Ali Benflis – commencent à se dessiner. Le projet est piloté par le professeur Abdelhamid Aberkane, le ministre de la Santé. En août 2002 a été engagée une vaste concertation, impliquant tous les professionnels. « Tous les acteurs doivent être associés au processus de décision, explique le Pr Jean-Paul Grangaud, pédiatre et secrétaire général du Conseil national de la réforme hospitalière. Leur participation et leur adhésion aux objectifs et aux modalités de la réforme sont indispensables à sa réussite. Nous sollicitons aussi les contributions spontanées. Il y a beaucoup de défis à relever, notamment dans le domaine de l’organisation, si l’on souhaite offrir une médecine de qualité à nos usagers. La réforme sera une entreprise difficile, car ce qui conditionnera sa réussite, ce sera notre capacité à faire avancer tous les dossiers à la fois. »
Pour l’instant, les mesures de rattrapage ont surtout concerné les personnels, dont les traitements avaient été quasi gelés. Le budget de la Santé a été porté à 82 milliards de dinars algériens (DA) en 2003 (986 millions d’euros), après avoir longtemps stagné aux alentours de 53 milliards. Ainsi, les salaires des médecins du public ont été revalorisés de 50 % à 100 % selon les cas. Mais il reste du pain sur la planche. Le budget des seuls hôpitaux, qui représentait 3,6 % du Produit intérieur brut (PIB) en 1987, est tombé en 2000 à 1,3 % du PIB (voir aussi tableau). Les usagers ont fait les frais des restrictions, et c’est à eux, principalement, qu’il va falloir songer maintenant. Les mieux lotis des Algériens se sont dirigés vers le privé, en plein essor. Mais comme les consultations et les soins en clinique sont généralement remboursés sur une base très faible, voire pas remboursés du tout, ils ne peuvent bénéficier à l’ensemble de la population. Les transferts pour soins à l’étranger, pris en charge par l’assurance maladie, qui concernaient les patients inopérables en Algérie et qui constituaient une forme de gouffre financier pour l’État et la Sécurité sociale, ont été sévèrement limités. Ils sont tombés de 7 000 en 1987 à environ 1 200 en 2001, un chiffre en augmentation par rapport au plus bas historique, enregistré en 1996 (762). C’est à la fois une bonne et une mauvaise chose : les économies dégagées ont permis à la médecine algérienne de soigner des affections qui nécessitaient auparavant une hospitalisation en France, mais des malades méritant quand même d’être transférés n’ont pas pu l’être, faute de moyens…
L’aspect financier de la réforme est déterminant. Le secteur de la santé publique, négligé pendant la « décennie noire » traversée par le pays dans les années quatre-vingt-dix méritait de bénéficier d’un (gros) coup de pouce. Mais la question des ressources (publiques) ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. Malgré ce début de rattrapage financier, la réhabilitation de l’hôpital ne sera pas une mince affaire. Tous les problèmes ne datent pas des quinze dernières années, loin s’en faut. En réalité, la gestion chaotique remonte aux lendemains immédiats de l’indépendance.
L’Algérie a été confrontée à un choc démographique majeur. La population du pays a triplé depuis 1962, et la demande de soins a explosé. Le système, malgré des imperfections évidentes, a réussi à faire face. Il a même engrangé de jolis succès dans les domaines de la santé de base et de la prévention. « Le pays s’est littéralement fait en un jour, et il a fallu parer au plus pressé, explique le Pr Farid Kacha, psychiatre à l’hôpital de Cheraga. L’Algérie n’avait pas de cadres administratifs, et presque aucun médecin. Comment faire tourner les infrastructures laissées par les Français ? La nature ayant horreur du vide, des gens ont été nommés à la direction des hôpitaux, aux postes administratifs, etc. La priorité a été donnée à la formation des médecins, ce qui va de soi, mais celle des administratifs a été négligée. Les cadres de l’indépendance ont fait de leur mieux mais ils n’étaient pas formés aux techniques de gestion et de planification. Ces gens, jeunes pour la plupart, ont ensuite fait carrière dans la fonction publique. L’organisation du système de santé s’en est évidemment ressentie, et s’en ressent encore… »
À ce « vice congénital » est venue s’ajouter l’option socialiste, qui a débouché sur l’instauration, en 1974, de la gratuité des soins dans le public. Les résultats ont été incontestables : les programmes nationaux de santé (vaccination, lutte contre la tuberculose, les maladies infantiles et infectieuses, l’éradication du paludisme) ont fait reculer drastiquement la mortalité. Le maillage de l’immense territoire de l’Algérie a permis d’offrir une couverture géographique homogène. Les citoyens, où qu’ils se trouvaient, ont pu accéder à des salles de soins ou à des centres de santé, capables de traiter leurs affections ou de les orienter vers les polycliniques, les hôpitaux, les établissements hospitaliers spécialisés (EHS) ou les centres hospitalo-universitaires (CHU). Seulement, tout s’est fait dans un joyeux désordre. Et ce constat reste largement fondé. L’hôpital est ouvert aux quatre vents : s’y présente qui veut, dans n’importe quelle circonstance. L’usager n’a rien à justifier, et les bureaux des entrées n’ont rien à lui demander. Et, pour ne rien arranger, dans les faits, l’affiliation à la Sécurité sociale est « facultative ». Les pauvres, les chômeurs et ceux qui travaillent dans l’informel ne cotisent pas. Or l’informel algérien est tentaculaire. Ceux qui ne sont pas assurés sociaux sont considérés comme des démunis, le coût de leur traitement est pris en charge par le budget de l’État, au titre de la solidarité nationale. « La gratuité a accrédité l’idée que la médecine ne coûte rien, note un chef de service. Mais si le coût est nul pour le citoyen, il ne l’est pas pour la collectivité. On gaspille alors qu’on manque déjà d’argent. On n’a aucune idée de ce que coûte un malade, de ce que coûte une intervention, du nombre et de la nature des actes pratiqués. Un patient peut se présenter le matin à un hôpital, faire des radios, et procéder aux mêmes examens l’après-midi, dans un autre hôpital. La collectivité paiera deux fois de suite. Les gens n’ont pas conscience que la médecine a un coût faramineux, qui a tendance à augmenter d’une année à l’autre à cause de matériels et de traitements toujours plus onéreux. Qu’ils soient philosophiquement pour ou contre la notion de gratuité des soins, tous les praticiens sont maintenant d’accord là-dessus : il faut évaluer ce coût, pour ensuite mieux orienter la dépense. »
Le système de soins est régionalisé, du moins en théorie. En réalité, là encore, c’est presque la pagaille. Il arrive – même si ces excès sont rares -, que des usagers soient refoulés par un portier au motif qu’ils ne seraient pas du secteur. Parfois, ce zèle bureaucratique s’explique par le manque de moyens : les hôpitaux refoulent parce qu’ils n’ont plus de quoi soigner. D’autres patients sont dissuadés par les médecins, qui leur conseillent d’aller dans un service plus adapté. Résultat, en bout de chaîne, les services les plus cotés sont invariablement engorgés par des malades en surnombre. Ainsi du Centre Pierre-et-Marie-Curie, un établissement spécialisé en cancérologie. « La prise en charge des cancéreux est délicate, raconte Tahar Sifer, le directeur de l’institution, et les gens viennent nous voir pour être en de bonnes mains. Nous sommes leur dernier recours. Nous ne pouvons pas nous défausser sur d’autres en disant que l’appareil est en panne ou que la pharmacie est vide, cela équivaudrait à une condamnation. Cet afflux nous pose d’énormes difficultés. Nos machines de radiothérapie sont conçues pour un rythme de 50 à 60 malades par jour, mais nous leur en infligeons fréquemment 80. Malgré l’entretien, elles s’abîment plus vite que prévu… »
Dans ces conditions, une politique de maintenance est rigoureusement impossible. Or c’est précisément l’un des points faibles du système de santé algérien. Une partie des équipements est vétuste, la crise ayant empêché un renouvellement significatif des appareils lourds. Et le taux de pannes, faute de pièces de rechange, est de l’ordre de 30 % environ. « Il n’existe pas de vraie carte sanitaire identifiant, région par région, les besoins et les équipements, raconte un praticien. Actuellement, nous « subissons » le budget. L’hôpital fait ses prévisions, demande un budget, et il se voit octroyer tant par la tutelle, le chiffre variant d’une année à l’autre en fonction de la situation financière de l’État. L’idéal serait d’arriver à une contractualisation des relations entre les structures de soins et le ministère, de manière à ce que chaque hôpital et, partant, chaque service, sache à quoi s’en tenir pour les années qui viennent, et élabore une stratégie pluriannuelle d’acquisition et de remplacement du matériel. Tout le monde gagnerait à cette décentralisation, à commencer par la qualité des soins… »
La médecine algérienne a souffert de ces insuffisances. Les praticiens sont technologiquement dépassés, faute d’appareillages modernes. La lassitude gagne, d’autant que les salaires du public n’ont rien d’attractif : 20 000 DA en début de carrière pour un généraliste, 30 000 DA pour un spécialiste. Des sommes qui ne permettent pas toujours de retenir des jeunes souvent tentés par le privé ou par l’étranger. La conjugaison de la faiblesse des rémunérations et du climat de terreur qui a régné sur le pays pendant la décennie noire a d’ailleurs provoqué un exode massif de médecins. La psychiatrie, dans la ligne de mire des terroristes, a été la corporation la plus touchée. Mais toutes les disciplines ont été affectées. Le taux d’occupation médiocre des hopitaux de l’intérieur, inférieur à 50 %, contre 65 % dans les CHU et les EHS, avec des pointes à 75 % en chirurgie, s’explique largement par le manque d’encadrement médical. « Cette émigration sauvage nous pose de sérieux problèmes, raconte un chef de service de l’hôpital Mustapha d’Alger. Quand nous envoyons des stagiaires se perfectionner en France, nous ne sommes pas sûrs de les voir revenir. Le préjudice est énorme, mais si nous ne les envoyons pas, le niveau stagne. C’est insoluble… »
Un casse-tête de plus. On le voit, les chantiers ne manquent pas pour le ministre Abdelhamid Aberkane. Dans l’immédiat, une nouvelle loi relative à la santé est en voie de finalisation. Elle permettra de clarifier les rapports public-privé et d’introduire des éléments de régulation de la médecine de ville. Mais le gros morceau reste à venir. L’État et la Sécurité sociale n’ont plus les moyens de payer pour tout le monde. L’équation financière est redoutable. À terme, il faudra sans doute revenir sur la notion de gratuité appliquée à l’ensemble de la population. Pour l’instant, le sujet est tabou : trop sensible, surtout à l’approche de la présidentielle de 2004. On peut pronostiquer sans grands risques que les arbitrages politiques les plus délicats seront rendus après les élections…

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