Touche pas à mon Coran !

L’universitaire tunisien Youssef Seddik propose une nouvelle lecture du texte saint, afin d’en dégager à la fois l’inspiration initiale et la beauté poétique. Une entreprise que son compatriote Mohamed Talbi dénonce vertement.

Publié le 24 avril 2003 Lecture : 5 minutes.

Sauver la pensée du Coran de la trivialité de l’exégèse institutionnelle. Tel est le propos du philosophe et anthropologue tunisien Youssef Seddik, qui renoue, dans son dernier ouvrage(*) avec la chaîne des penseurs de l’âge classique qui ont planté quelques épines dans le pied de l’orthodoxie musulmane.
En se réclamant de Zamakhcharî (mort en 1144) et de Râzi (mort en 1209), Seddik annonce la couleur : accéder directement au corps principal du Coran (60 % de la vulgate actuelle) sans passer par la somme des commentaires théologiques qui lui servent de corset depuis sa révélation au Prophète Mohammed par bribes successives, entre 610 et 632.
Pour ce faire, l’auteur dégage le texte sacré de son classement en sourates, le déleste de tous les versets relatifs aux prescriptions et règlements rituels ainsi que des récits bibliques, sauf ceux « réécrits » par le Coran. C’est là « le coeur du Coran » qui n’a cessé de battre, même si son message est devenu de moins en moins audible.
L’enjeu d’une telle démarche n’est pas mince puisque, depuis dix siècles, les sciences coraniques, à commencer par l’exégèse et les codes de jurisprudence, sont verrouillées, « princes et imams ayant déclaré closes les portes de la lecture ». Tous les savoirs constitués au cours des cinq premiers siècles de l’islam ont été consignés, définitivement scellés et fermés à toute intrusion. Cette somme monumentale s’appelle la Tradition (Sunna), filtre mis en place par les clercs qui soustrait le texte à la masse des croyants et à la pensée critique. Le Coran n’est plus qu’un objet de culte. Son instrument aussi.
Pour déjouer les supercheries des clercs, Seddik commence par rappeler une évidence plus ou moins occultée dans le conscient musulman : la vulgate actuelle n’est qu’une « recollection », une reconstitution humaine opérée par le troisième calife, Othman Ibn Affan, d’un texte fragmenté à l’origine, débité selon un jeu d’« étoilement » (tanjim). « Étoilé », le Coran doit être lu comme une carte du ciel, c’est-à-dire de manière non linéaire. La métaphore astronomique est joliment filée par l’auteur (les anges sont des radiations divines et l’homme un reflet de Sa Lumière ou de Son Obscurité impénétrable), qui explique que l’ensemble des versets « essentiels » ou signes (aya signifie « signe » et « verset » en arabe) est ordonné de manière rigoureuse. Au lecteur de déceler les points de lumière, la subtile dissémination de la luminescence et les trous noirs « illisibles », rebelles à toute compréhension humaine. Chaque aya émet un sens que reprend une autre en écho dans un jeu de correspondances saisissant de pertinence.
Le coeur ou le noyau coranique dégagé par Seddik s’ordonne en sept chapitres : Le Livre des Livres, L’Univers, Le Savoir, Le Divin, L’Opinion, L’Éthique/Le Salut et L’Humain. Chaque chapitre comprend un prélude qui délimite le contexte où évoluent les versets qui y sont cités et regroupés. À titre d’exemple, Le Livre des Livres ne commence pas par la Fatiha mais par les cinq premiers versets de la sourate du Qalame, admis comme les premiers reçus par Mohammed. Il enchaîne avec les six premiers de la sourate d’el-Muzammil (qu’il traduit par « l’homme à la tête ceinte »), comme le veut l’ordre initial de la Révélation.
L’autre performance de la traduction proposée par Seddik est la mise au jour d’une correspondance linguistique. Émaillée d’explications des linguistes et des commentateurs les plus « clairvoyants », cette nouvelle traduction révèle un fond hellénique dans la langue du Coran, « un long fleuve souterrain qui a su se jouer du désert dans lequel l’a installé sa scripturalité hâtive », précise Seddik, qui constate un miroitement discret, « comme si les deux cultures (arabe et hellénique) s’étaient regardées en complices et des deux côtés interdits du miroir ».
Mais c’est dans la postface, intitulée « Le texte d’une parole encore inouïe », que l’auteur nous éclaire sur la portée de sa démarche. Il s’agit ni plus ni moins « d’abolir l’exégèse pour faire place à la lecture ». À cet effet, un réexamen des fondations s’avère indispensable. Admettre que la collecte du Coran en Muçhaf n’annule ni le caractère « oral » du message coranique ni sa fragmentation. Admettre aussi l’illégalité de l’institution cléricale, cette foule de théologiens et d’exégètes qui se posent en intermédiaires entre le message et son destinataire, entre Dieu et Sa créature.
Un autre mécanisme de verrouillage est la distinction entre versets abrogés et versets abrogeant (an-nasikh wa l-mansoukh), « condition nécessaire pour une compréhension correcte et réglementaire ». L’épisode des versets sataniques (sourate de Najm), « parasitage » démoniaque qui aurait mis dans la bouche de Mohammed des paroles non divines, aussitôt « réparées » par intervention divine. Pour Seddik, le nasikh et le mansoukh désignent, par excellence, la zone d’interférence entre le céleste et l’historique. Il dénonce la prétendue linéarité chronologique et thématique des révélations successives, linéarité qu’il qualifie de « coup d’État scripturaire ». L’abrogation, soutient l’auteur, n’est pas « un mécanisme en jeu de dames où un verset en supplante un autre ». Et de citer le Soudanais Mohamed Mahmoud Taha (condamné à mort et exécuté à Khartoum en 1985), qui a dénoncé le scandale d’une abrogation simpliste. Pour Taha, il n’est pas de versets abrogeant ni de versets abrogés (les deux catégories sont consignées dans l’actuel Muçhaf). Selon l’époque, des versets classés abrogés peuvent redevenir opérationnels. D’autres, abrogeant, peuvent cesser de l’être. De plus, tous les versets reçus à Médine sur le voile, la polygamie, la répudiation ont épuisé leur dessein et peuvent être abrogés au profit des versets fondamentaux (ayat muhkamate). À l’appui de cette thèse, les versets consacrés à l’esclavage, abrogés de fait et que même les fondamentalistes renoncent à réhabiliter. L’une des supercheries de l’exégèse consistant à jouer sur les notions de mot et de sens, celle-ci prétend, par exemple, que la lapidation existe comme loi même si nul texte coranique ne l’évoque. C’est avec ce genre de tour de passe-passe qu’elle maintient le Livre de l’islam hors de l’Histoire.
Enfin, et en s’appuyant sur les écrits d’Abou Ubayda (728-824), un éminent philologue kharédjite, Seddik démontre que la parole divine n’est que « métaphore » (majaz), ce qui relègue les « interprétations » (tawil), les « explications » (tafsir), la recherche de la signification (ma’na) à des approximations. En admettant un Coran-métaphore, on rouvre les portes aux lectures « humaines », non dogmatiques du Texte, et on réintègre les « sens possibles » que les clercs et les princes se sont acharnés à évacuer.

* Le Coran. Autre lecture, autre traduction, éd. de L’Aube (France) et éd. Barzakh (Algérie), 220 pages, 18 euros.

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