Scénarios pour une transition

Un cruel dilemme se pose au pays : faut-il attendre la disparition du président Lansana Conté, gravement malade depuis plusieurs mois, ou d’ores et déjà s’atteler à lui trouver un successeur ?

Publié le 24 avril 2003 Lecture : 9 minutes.

«Si le président vient à mourir, le pays peut sombrer dans des débordements de toutes sortes. Mais tant qu’il lui restera un souffle de vie, personne ne bougera et nul ne remettra en cause son pouvoir », nous a confié, en janvier dernier, un très proche collaborateur de Lansana Conté. Les faits lui ont jusqu’ici donné raison. Coupé depuis plusieurs mois de la capitale et de la gestion quotidienne des affaires de l’État pour raisons de santé, Conté ne gouverne plus. Mais il règne à partir de son village de Wawa, à une centaine de kilomètres de Conakry, où se bousculent, tous les jours, les cadres militaires et politiques du pays pour faire allégeance et lui renouveler leur fidélité. Si Dieu lui prête vie, il est permis de penser qu’à presque 70 ans (en décembre prochain) il rempilera, remportera la présidentielle sans faire campagne et restera au pouvoir sans être dans les dispositions physiques de l’exercer. Ceci d’autant qu’aucune piste de succession n’est jusqu’ici esquissée. Quiconque connaît l’orgueil et l’obstination jusqu’au-boutiste de Lansana Conté sait qu’il n’est pas de tempérament à se choisir un successeur.
La Cour suprême, revêtue de la prérogative constitutionnelle de déclarer l’incapacité du chef de l’État ? Alphonse Aboly, placé à sa tête en remplacement de Lamine Sidimé (actuel Premier ministre) fait partie, comme son prédécesseur, des « hommes de confiance » de Conté. Le monde politique ? Dans la mouvance présidentielle règne une ambiance délétère faite de suspicion et de surveillance mutuelle. La politique bien « contéenne » de jouer les uns contre les autres est en train de payer. Quant à l’opposition, elle est tétanisée par la main de fer du régime, surveillée, confinée dans l’inaction. En dépit de la gravité de la situation, elle n’a pu tenir qu’un meeting, péniblement, le 19 janvier.
Il faut, pourtant, bien esquisser des scénarios pour l’après-Conté.

La voie juridique
Au perchoir depuis le 23 septembre 2002, Aboubacar Somparé, 58 ans, membre fondateur et ancien secrétaire général du Parti de l’unité et du progrès (PUP, au pouvoir), est celui qui, au vu de la Constitution, doit assurer la suppléance en cas de vacance du pouvoir et organiser des élections dans un délai de soixante jours. Simple dans le texte, cette solution semble politiquement et techniquement irréaliste. En l’état actuel des moeurs politiques du pays, elle ne sera acceptée ni par l’armée (dans la logique de laquelle le pouvoir actuel est militaire) ni par les forces politiques qui ne reconnaissent aucune légitimité aux institutions. En outre, aucune transition constitutionnelle, fût-elle la plus volontariste, ne peut procéder à un vrai recensement de la population, à une bonne révision des listes électorales, à un toilettage du code électoral (qui en a bien besoin) et à l’organisation des élections en soixante jours.
C’est d’autant moins simple pour Somparé qu’il ferait l’objet de tirs groupés de la présidence, de caciques du régime et de l’opposition, qui cherchent à lui barrer la route. Depuis quelques semaines, son téléphone serait sur écoute et ses faits et gestes soumis à une surveillance stricte. Certains le soupçonnent de vouloir engager la procédure constatant l’incapacité du chef de l’État de continuer à exercer ses fonctions. Tandis que d’autres, dans l’entourage présidentiel, lui disputent le fauteuil. Au nombre de ceux-ci, Fodé Soumah, vice-gouverneur de la Banque centrale et parrain (financier, en clair) du PUP. Réputé richissime et accusé d’être au centre de toute la gabegie du régime, Fodé Soumah vise la place du calife pour se protéger d’éventuels désagréments judiciaires. Sous le prétexte d’une campagne pour la réélection de Conté en décembre 2003, il affine son image dans l’ensemble du pays, qu’il sillonne depuis le début de l’année à la tête d’un long cortège de bus. Partout, il tient des meetings qui occupent régulièrement la une des journaux de la Radiotélévision guinéenne (RTG), au point de susciter, le 18 mars, une correspondance du Front républicain pour l’alternance démocratique (Frad, regroupement des principaux partis d’opposition) au ministre de la Communication dénonçant la monopolisation des médias publics par le camp au pouvoir.
Un autre grand ponte du régime est de la partie : El Hadji Mamadou Sylla, président du secteur privé (patronat et chambre de commerce) guinéen. Ce Soussou de 43 ans, inconnu il y a quelques années, est devenu l’homme le plus riche et le plus puissant du pays. Les ministres le craignent et lui font la cour. Celui qui nous a confié, il y a quelques mois, posséder plus de 100 millions de dollars, est à la tête de Futurelec holding, un monstre tentaculaire qui va du pétrole à l’agriculture, du transport aérien à la vente de voitures, de l’importation de produits alimentaires à la finance. Il passe pour être le gérant des affaires de Conté, auquel il a accès plus que tout autre. Présenté comme le symbole de la volonté du président d’affaiblir le pouvoir économique détenu par les Peuls, El Hadji Mamadou Sylla joue gros en cas d’alternance. Autant dire qu’il usera de toute son influence pour infléchir le cours des choses.
Mais il ne suffira pas aux adversaires du régime de compter sur les querelles de personne dans l’entourage présidentiel pour espérer remporter la mise. Pas plus qu’ils ne pourront se contenter, pour avoir boycotté les législatives du 30 juin 2002, de dénier toute légitimité à l’Assemblée nationale et à son président pour éviter une solution de transition juridique. Si la Constitution est appliquée, Somparé va devenir président, à la tête du parti majoritaire au Parlement et aura à organiser une nouvelle élection présidentielle à laquelle il sera immanquablement candidat. Est-ce pour cela que certains des leaders de l’opposition préféreraient une transition militaire à ce qui leur apparaît comme un scénario cauchemar ?
Le dauphin constitutionnel ne se déclare pas pour autant vaincu, loin s’en faut. Il s’organise à la tête d’un noyau dur de militants de la première heure, membres du Bureau politique du PUP (Sékou Décazi Camara, Sékou Mouké Yansané, Mamadi Diawara…).

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Le recours aux militaires
En privé, les chancelleries occidentales et bien des leaders de l’opposition pensent comme le Guinéen lambda : l’armée est le seul rempart contre le désordre après Conté, capable de mener une transition courte et tranquille pour s’effacer après l’organisation de vraies élections. Encore faudrait-il trouver un ATT guinéen. Dans ce rôle, d’aucuns voient davantage le chef d’état-major général adjoint Arafan Camara, que son patron Kerfalla Camara. Très méfiant vis-à-vis de ce dernier, le président l’a sérieusement mis en garde, le 18 mars, lui intimant publiquement l’ordre de couper court à ses tournées dans les camps militaires de Conakry et de l’intérieur du pays. En revanche, comme s’il le préparait, Conté a hissé Arafan du grade de commandant à celui de général en l’espace de six ans. Il aurait même arbitré en sa faveur en lui remettant, au début de l’année, les clés de la poudrière du P-40 située à 40 km de Conakry.
Mais Arafan Camara est un Malinké de Faranah, ville natale de l’ancien président Sékou Touré, et apparenté à celui-ci par alliance. Il aura fort à faire pour juguler les divisions ethniques et autres conflits de génération qui déchirent le tissu social et n’épargnent pas l’armée. D’autant que les officiers peuls (parmi lesquels des hommes aussi haut placés que le général Baïlo Diallo, patron de l’armée de terre ou le colonel Mamadou Baldé, inspecteur général des armées), membres de l’ethnie majoritaire mais qui n’a jamais dirigé le pays, accepteront difficilement de voir le pouvoir leur échapper cette fois-ci.

Une issue politique
C’est une voie intermédiaire. Elle pourrait consister en l’acceptation, par toutes les forces politiques, d’un gouvernement de transition chargé de toiletter la loi électorale et la Constitution, d’extraire de celle-ci les dispositions introduites par le référendum du 11 novembre 2001, et d’organiser des élections. Cette formule, qui semble la plus viable a priori, est la plus délicate à mettre en oeuvre. Le Frad a certes déclaré, en janvier dernier, par la voix du président de son conseil exécutif, Bâ Mamadou Bhoye, être disposé à participer à une équipe d’union nationale pour gérer une transition non contrôlée par la majorité actuelle. Mais c’est mal connaître le monde politique guinéen que de penser qu’un leader sera investi de la confiance des autres. Seul le septuagénaire El Hadji Biro Diallo pourrait peut-être jouer un tel rôle. Suspendu du PUP du fait de ses prises de position contre le régime, le président de l’Assemblée nationale de 1995 à 2002 garde toujours quelque influence sur le parti présidentiel. Et, au-delà, sur le pays grâce notamment à son image de redresseur de torts. Le « vieux » jouit d’une autorité morale qui lui permettrait d’être la clé d’une solution politique.

Le rôle de l’opposition
L’opposition actuelle est la dernière force à laquelle on pense pour l’immédiat après-Conté. Elle est désunie, affaiblie, privée de moyens d’expression et usée par le pouvoir fort en place à Conakry. L’un de ses représentants, Bâ Mamadou Bhoye, arrivé deuxième à la présidentielle de décembre 1998, est certes crédible aux yeux de ses compatriotes. Mais il a deux handicaps majeurs : son âge avancé (73 ans) et la dispersion de l’électorat peul (la sienne) suite à l’éclatement, en juin 2002, de son « entente cordiale » avec Siradiou Diallo. En participant aux législatives de juin 2002, contre l’avis de presque tout le reste des adversaires du régime, ce dernier a adopté une ligne modérée que nombre de ses compatriotes ont prise pour une sorte de « connivence avec l’ennemi ». Bien parti aux premières heures de l’ouverture démocratique, Alpha Condé a, lui, pris un grand coup avec son arrestation, le 15 décembre 1998. Éloigné du pays depuis sa sortie de prison en mai 2001, il n’a pu tenir ses militants mobilisés. Et la convention nationale de son parti, organisée les 12 et 13 avril à Conakry, risque de ne pas être suffisante pour regonfler le moral des troupes. Sidya Touré est celui à qui tous les Guinéens penseraient aujourd’hui comme successeur de Conté, s’il ne s’était pas engagé en politique. Il a l’avantage d’avoir été Premier ministre et a prouvé qu’il était capable de faire progresser le pays. S’il a l’appui d’une bonne partie de la jeunesse et des couches intellectuelles, Touré a un handicap majeur : appartenir à une minorité (les Diakhankés) dans un pays où le vote est foncièrement ethnique.
Après avoir jusqu’ici fait montre de leur incapacité à mobiliser la population pour ramasser un pouvoir moribond depuis des mois, les leaders de l’opposition sont partis pour ne pas contrôler l’immédiat après-Conté. Début avril, ils ont péniblement réussi à obtenir du ministre de l’Intérieur l’autorisation d’organiser des rencontres hebdomadaires avec leurs militants des sections de Conakry. Privé du droit de tenir meeting, de manifester et de s’exprimer dans les médias publics dans un pays où il n’existe pas de radio privée, le Frad a dû se satisfaire d’une déclaration le 15 mars. Il y appelle « toutes les forces vives de la nation à exiger le changement en protestant de manière vigoureuse ».
À l’extérieur, les leaders activent les réseaux de lobbying pour le cas où. Alpha Condé semble pouvoir compter sur le soutien de ses amis du Parti socialiste français et, dans le voisinage de la Guinée, sur son camarade de l’Internationale socialiste, Laurent Gbagbo. Bien que les rapports de ce dernier avec Conté se soient notoirement réchauffés ces dernières semaines. Jean-Marie Doré, le tonitruant président de l’Union du peuple de Guinée (UPG), est bien introduit auprès de Charles Taylor. Sidya Touré, proche d’Abdoulaye Wade et d’ATT, maintient des liens suivis avec ses contacts au sein de l’Union pour la majorité présidentielle française.
Mais ces amitiés pourront-elles, le moment venu, être décisives ? Sans doute. En attendant, tout le monde pense à l’après-Conté, et personne n’en parle ouvertement.

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