Profession : mendiant

À Dakar, chaque rue possède ses groupes d’enfants dont l’activité principale n’est plus d’aller à l’école, mais de tendre la main. Un phénomène croissant dont certains savent tirer profit.

Publié le 24 avril 2003 Lecture : 4 minutes.

Cette activité est l’une de celles regroupant le plus grand nombre d’« actifs » au Sénégal. La dernière étude en date, réalisée par le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) en 2000, estime qu’entre 50 000 et 100 000 enfants pratiquent une mendicité « professionnalisée » à Dakar. Là où la fonction publique emploie environ 70 000 agents. Ce recensement des jeunes mendiants est certainement en deçà de la réalité actuelle : en deux ans, le phénomène a grossi à vue d’oeil. Et en dix ans, il a quintuplé : en 1990, l’organisation non gouvernementale (ONG) Enda-Tiers Monde évaluait à 20 000 le nombre de ces enfants. Ce phénomène, notable dans presque toutes les villes africaines, prend des proportions énormes à Dakar.
À toute heure, en tout lieu, et plus particulièrement aux feux de signalisation, des grappes de jeunes et de moins jeunes, en guenilles, handicapés physiques pour certains, bien portants pour la majorité d’entre eux, tendent la main ou la sébile… Des familles entières passent la journée au carrefour de la Grande Mosquée de Dakar, des enfants en bas âge tiennent la canne d’un de leur parent aveugle, des garçons de 5 ou 6 ans assaillent les automobilistes dans les nombreux bouchons de la circulation routière. S’il venait aux mendiants l’idée d’observer un « arrêt de travail », comme dans le livre d’Aminata Sow Fall La Grève des battus, leur procession réunirait du monde : les enfants rempliraient à eux seuls deux fois le stade dakarois de l’Amitié.
Vingt et un pour cent des enfants mendiants de Dakar sont de nationalité étrangère. En 1994, ces enfants étrangers ne représentaient que 8 % du total. Les non-voyants maliens, qui émigraient auparavant en Côte d’Ivoire, se sont détournés depuis 2000 de ce pays et de sa violence récurrente. Désormais, ils prennent à Kayes le train reliant Bamako à Dakar et viennent grossir les files de quémandeurs dans la capitale sénégalaise. Ils ne sont pas les seuls. La pauvreté toujours plus importante et les foyers de conflits qui s’allument un peu partout ont accentué la migration transfrontalière de ces enfants de la rue. Par ordre d’importance, ils sont Maliens, Guinéens, Bissauguinéens et Gambiens.
Quémander n’est plus l’apanage des plus miséreux. C’est devenu un job à part entière. Les talibés par exemple (les enfants fréquentant les écoles coraniques) ne suivent plus aucun cours. Ils sont astreints par le maître d’école coranique à un versement quotidien, en général de 250 ou 300 F CFA (50 centimes d’euros). Les oulémas s’accordent pourtant pour rappeler que le Coran, au nom duquel on fait mendier les enfants, ne dicte pas cette pratique. Loin s’en faut d’ailleurs, puisque la religion musulmane condamne la mendicité, et se contente d’encourager la solidarité des nantis envers les pauvres.
D’aucuns expliquent la mendicité par une boutade : « Le Sénégal est peuplé de 95 % de musulmans, de 5 % de chrétiens et… de 100 % d’animistes. » La piécette de franc CFA, les quelques morceaux de sucre, le coq rouge ou blanc, l’étoffe de tissu ou les bougies à offrir « au premier enfant rencontré le matin », sont réputés ouvrir les portes de la chance ou chasser le malheur. Ces angoisses collectives, favorisées par la pauvreté, constituent un fonds de commerce pour les destinataires des offrandes. Et une véritable rente pour ceux qui envoient les enfants dans les rues. Pour eux, il est plus reposant et lucratif de gagner chaque jour l’argent des petits mendiants plutôt que d’aller d’usine en bureau pour démarcher un hypothétique emploi. L’activité s’avère en effet rentable. Chaque enfant gagne environ 300 F CFA par jour. Un daara (école coranique traditionnelle) compte, en moyenne, entre 30 et 45 enfants. Ce qui donne un gain quotidien de 9 000 à 13 500 F CFA – et un revenu mensuel de 270 000 à 450 000 F CFA – pour le marabout précepteur, alors que le salaire minimal obligatoire est de 45 000 F CFA.
Mais les talibés ne sont pas les seuls à tendre la main. Tous les prétextes sont bons : maman de jumeaux, aveugle, handicapé moteur, ou tout simplement pauvre, chacun se dit en droit d’être pris en charge par les autres. Ou étant sous l’autorité d’un adulte l’obligeant à mendier. Les cas de violences perpétrées sur des enfants au prétexte de versements incomplets ne se comptent plus. Les journaux locaux fleurissent à longueur de colonnes d’affaires de marabouts envoyés en prison pour sévices sur enfant. Et ce n’est pas le plus grave. Après les escroqueries au visa Schengen et les faux multiplicateurs de billets de banque, les délits pédophiles occupent la troisième place, en nombre de cas, dans les procès-verbaux des forces de l’ordre. La rue est également propice à l’addiction. Les statistiques révèlent que 31 % de ces jeunes mendiants s’adonnent à la drogue, la plus prisée étant l’inhalation de diluant cellulosique. Et 43 % deviennent accros au tabac.
Pourtant la législation sénégalaise interdit formellement la mendicité. L’État, de concert avec des organismes spécialisés, tente de canaliser le phénomène. Sans grand succès. Le Plan national d’action pour l’enfant, élaboré en 1991, s’est mué en Parlement des enfants, avant que ne soit instaurée la Journée nationale du talibé en 1994. Dans le cadre du programme « Enfant en situation particulièrement difficile », l’État sénégalais allouait une enveloppe annuelle de 30 millions de F CFA. L’Unicef, de son côté, participait à hauteur de 3 millions de dollars (3 millions d’euros). Mais ce programme a été arrêté depuis 1999. Tout reste donc à faire.

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