L’Irak pour les Arabes

Publié le 24 avril 2003 Lecture : 4 minutes.

A un journaliste qui l’interrogeait sur son désir de rejoindre l’armée irakienne, un paysan algérien répondait : « L’Irak, c’est ma patrie. » À son neveu vissé tout comme elle au Journal télévisé, une grand-mère tunisienne, atteinte de cécité, intime de monter le son en répétant : « Les Américains nous ont tués ! » Parions que n’importe quel citoyen arabe s’exclamera aujourd’hui de la même façon, tant la place de l’Irak – dont la simple prononciation en arabe est un concentré d’histoire et un programme de bravoure – est centrale dans le passé et l’imaginaire arabo-musulmans.
Toutes les « petites têtes brunes » ont étudié la civilisation arabo-musulmane dans le grand livre de l’Irak et situé ses gloires passées à Bagdad, à Koufa ou à Bassora. Pour eux, l’Irak, c’est d’abord la figure du calife le plus charismatique de l’islam : Haroun al-Rachid (786-809), symbole de la cohésion de l’empire musulman et que nos enseignants aimaient à évoquer accompagné de son fameux bouffon Abou Doulama. L’Irak était alors un centre économique des plus puissant, à l’époque où l’Amérique n’existait pas et où l’Europe croupissait dans le Moyen Âge. Bagdad, que les Abbassides fondent en 762, compte, deux siècles plus tard, un million d’habitants et étend ses réseaux jusqu’en Chine, en Europe et en Afrique.

Suivent les noms de fameuses batailles telle qu’El-Qadisiyya lors de la conquête arabe, la révolte des Zanj en 868-883 et, surtout, la bataille de Kerbala, la ville où le second fils d’Ali, Hussein, proclamé calife d’Irak, fut tué avec plusieurs membres de sa famille. Troisième imam des chiites, son assassinat est célébré le jour de Achoura, qui réunit tous les musulmans sans distinction dans la même mémoire commémorative.
Immense foyer culturel, Bagdad abrite, au IIIe siècle après l’Hégire, « Beit al-hikma », une Maison de la sagesse destinée à traduire en arabe l’essentiel de la philosophie grecque et dont s’inspire aujourd’hui un programme de l’Unesco. Koufa, ville des grammairiens et des érudits, est également une des grandes capitales intellectuelles du VIIIe siècle. L’Irak fut, et reste, le pays des écrivains et des poètes, de Abou Hayan al-Tawhidi, poète du pessimisme radical, né en 748, à Badr Chaker es-Sayyâb, mort en 1963. C’est en Irak que naissent les courants poétiques et où rivalisent le panégyrique, le thrène et le ghazal.
Quel bachelier de chez nous n’a pas étudié El-Jahidh, le Molière arabe, mort en 868, ou Ishaq al-Mawsili, écrivain et musicien disparu en 849, l’historien al-Tabari mort à Bagdad en 923, ou son confrère, Ibn al-Jawzia, né à Bagdad en 1116 ? Qui n’a pas appris par coeur la phrase d’El Hallaj alors qu’on s’apprêtait à le brûler sur la place publique : « Il n’y a dans la Jubba qu’Allah ! » ? Qui n’a gardé en mémoire le fameux discours qui commençait par « Ô, gens d’Irak, je vois des têtes qui ont mûri et qu’il faut à l’instant cueillir ! »
Les récits de la plus célèbre fiction du monde arabe, Les Mille et Une Nuits, se passent à Bagdad. Et le paradis promis par le Coran serait situé du côté du Tigre et de l’Euphrate !

la suite après cette publicité

Au XXe siècle, le soutien de l’Irak pour les mouvements nationalistes de la région est avéré. Au Maghreb, une fois les indépendances acquises, les Irakiens fournissent livres et matériels scolaires et s’attellent à traduire les courants de pensée occidentaux et les sciences modernes. En Tunisie, les étudiants des années soixante apprenaient leurs programmes dans des ouvrages venant d’Irak, sur lesquels figurait la mention : « Don de l’État irakien ». À partir de ces mêmes années, Bagdad devenait le laboratoire idéologique pour une intelligentsia arabe enrôlée de près ou de loin dans le parti Baas, auprès de qui elle se forgeait une expérience politique que ni l’Égypte de Nasser ni l’Algérie de Boumedienne n’avaient pu leur proposer. Que l’on fût étudiant à Damas, à Londres ou à Alger, l’on pouvait rejoindre les hérauts de la nation arabe, bénéficier de bourses d’études et de frais de séjour, sans qu’on vous demande forcément un contrat d’allégeance.
Pays ancré dans la laïcité, ses petites filles dansaient dans des ballets en tutu, au coeur des années cinquante, alors même que le voile recouvrait la majorité des têtes féminines en terre d’Islam. Dans les grandes capitales européennes comme Paris, le Centre culturel irakien était le lieu de rencontre de tous les Arabes exilés. On y projetait les derniers films et on y débattait plus librement qu’on ne peut le faire aujourd’hui dans aucun centre culturel arabe. Enfin, l’Irak n’a jamais demandé un visa à un ressortissant arabe, et ses frontières sont restées ouvertes à tous les opposants de la région. Elles le demeurent pour ceux qui entendent maintenant le défendre.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires