L’horreur au quotidien

Publié le 24 avril 2003 Lecture : 4 minutes.

Ces douze dernières années, je me suis rendu treize fois à Bagdad pour faire renouveler l’autorisation de séjour des correspondants de CNN et pour organiser des interviews avec des dirigeants irakiens. J’ai été à chaque fois bouleversé par ce que j’ai vu et entendu – des horreurs dont il était impossible de parler parce que cela aurait mis en danger la vie d’Irakiens, en particulier de ceux qui travaillaient à notre bureau.
Ainsi, au milieu des années quatre-vingt-dix, l’un de nos cameramen irakiens a été arrêté. Pendant des semaines, il a été battu et torturé à l’électricité dans les sous-sols d’un des locaux de la police secrète parce qu’il refusait de confirmer que j’étais le chef de la CIA en Irak.
CNN était présente à Bagdad depuis assez longtemps pour que nous sachions qu’annoncer publiquement que l’un de ses collaborateurs était torturé aurait signifié sa mort certaine et fait courir de graves dangers à sa famille et au reste de l’équipe. La police secrète terrorisait ceux qui travaillaient pour des organes de presse internationaux et qui étaient assez courageux pour fournir des informations exactes. Certains disparaissaient, et l’on n’en entendait plus jamais parler. D’autres ressurgissaient après une longue absence et confiaient qu’ils avaient été séquestrés et torturés.
Nous devions aussi veiller à ce que les informations que nous diffusions ne fassent pas courir de risques à d’autres Irakiens. Je savais que CNN ne pouvait pas révéler que le fils aîné de Saddam, Oudaï, m’avait dit, en 1995, qu’il était décidé à liquider deux de ses beaux-frères qui avaient fui en Jordanie, et celui qui leur avait accordé l’asile, le roi Hussein. J’étais sûr que sa réaction serait de faire abattre l’interprète irakien, seule autre personne présente lors de l’entretien. Je savais que les sbires de la police secrète avaient exercé leurs talents même sur des responsables du ministère de l’Information, juste pour les rappeler à leurs devoirs. L’un d’eux n’a plus d’ongles depuis ce temps-là.
Et pourtant, j’avais une obligation morale de prévenir le monarque de Jordanie et je l’ai fait dès le lendemain. Le roi Hussein m’a répondu que c’était du délire. Quelques mois plus tard, Oudaï s’est arrangé pour faire revenir ses beaux-frères à Bagdad. Ils n’ont pas survécu longtemps.
J’ai fini par connaître plusieurs dirigeants irakiens assez bien pour qu’ils me confient que Saddam était un fou dangereux dont il fallait se débarrasser. Un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères m’a raconté qu’un de ses collègues dont le frère avait été exécuté sur ordre du régime avait été forcé, pour preuve de sa loyauté, d’envoyer une lettre de félicitations à Saddam. Un assistant d’Oudaï m’a expliqué pourquoi il n’avait plus ni incisives ni canines à la mâchoire supérieure. On les lui avait arrachées avec des pinces et on lui avait ordonné de ne jamais porter de dentier, afin qu’il se rappelle le prix qu’il avait payé pour avoir dérangé son patron. Là encore, il fallait garder le silence.
En décembre dernier, lorsque j’ai dit au ministre de l’Information Mohamed Saïd el-Sahhaf que nous nous proposions d’envoyer des journalistes au nord de l’Irak dans la zone contrôlée par les Kurdes, il m’a averti qu’ils « s’exposaient aux plus graves conséquences possibles ». Ils y sont allés quand même. En mars, des dirigeants kurdes nous ont apporté des preuves qu’ils avaient empêché une attaque armée contre l’hôtel où notre équipe logeait à Erbil. Parmi ces preuves se trouvaient des aveux, enregistrés sur vidéocassette, de deux hommes qui se présentaient comme des membres des services de renseignements irakiens. Ils expliquaient que leurs chefs, à Bagdad, leur avaient dit qu’il y avait dans l’hôtel des agents de la CIA et des Israéliens. Les Kurdes nous ont proposé d’interroger les suspects et de filmer l’interrogatoire, mais nous avons refusé, pour ne pas exposer notre équipe à Bagdad.
Il y a aussi des événements dont nous avons rendu compte, mais qui continuent de me hanter. Une Koweïtienne de 31 ans, Asrar Qabandi, fut arrêtée par la police secrète, alors que son pays était occupé en 1990, pour avoir, entre autres « crimes », téléphoné à CNN. Les Irakiens l’ont tabassée tous les jours pendant deux mois, en forçant son père à assister aux séances. En janvier 1991, la veille de l’offensive de la coalition menée par les Américains, ils lui ont fracassé le crâne, en ont extirpé le cerveau, l’ont mis dans un pot, lui ont découpé le corps en morceaux et ont mis le tout dans un sac en plastique qu’ils ont déposé devant la maison familiale.
Je n’en pouvais plus de garder toutes ces histoires pour moi. Maintenant que le régime de Saddam n’est plus là, je pense que nous allons en apprendre beaucoup sur les horreurs qu’ont vécues les Irakiens pendant plus de trois décennies. Mais on pourra, enfin, en parler librement.

© The New York Times et J.A.I. 2003. Tous droits réservés.

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