Les enfants de la haine

Leurs parents ou leurs enseignants ont été massacrés sous leurs yeux par des terroristes islamistes. Comment réussir à oublier et, plus encore, à pardonner ? La société ne les y aide pas beaucoup.

Publié le 24 avril 2003 Lecture : 8 minutes.

L’islamisme armé a perdu la partie. Dans toute l’Algérie, il ne dispose plus que de mille ou deux mille hommes. « Terrorisme résiduel », disent les autorités. En fait, sous couvert de politique, le phénomène s’apparente désormais au banditisme pur et simple. Les soldats perdus de l’islam rackettent souvent pour survivre, égorgent presque par habitude, mais leur « combat » n’a plus vraiment de sens. Et encore moins de justification. Les autres, les dizaines de milliers de combattants qui ont peuplé les maquis aux heures les plus sombres de la guerre civile, entre 1994 et 2000, sont morts ou ont déposé les armes. Le bilan de ces dix années de conflit fratricide est effrayant : près de 150 000 morts, mais aussi, selon les chiffres officiels, 200 000 orphelins de guerre et 1 million d’enfants traumatisés.
C’est dans les campagnes que le problème est le plus sensible. Vulnérables, déboussolés et contraints de cohabiter avec des tueurs repentis, ces enfants victimes de la violence sont souvent habités d’un terrible désir de vengeance. Ils ont besoin d’une prise en charge adéquate, que le pays peine à leur fournir : il n’y a que quatre cents psychiatres, alors qu’il en faudrait trois mille. « Le drame du terrorisme a agi comme un électrochoc, explique le Pr Farid Kacha, chef du service de psychiatrie à l’hôpital de Cheraga, sur les hauteurs d’Alger. Le système sanitaire psychiatrique était dépourvu de structures infanto-juvéniles, nous n’avions pas vraiment réfléchi à la prise en charge de la souffrance de l’enfant. Et puis, nous avons vu arriver des gosses dont les parents ou les enseignants avaient été massacrés sous leurs yeux. C’est là que nous avons pris conscience de l’urgence de la réponse à apporter. » Depuis, les choses ont beaucoup avancé. Par exemple, un certificat d’études spéciales (CES) consacré au psychotraumatisme d’urgence vient d’être créé à Cheraga.
Souvent le fait de bénévoles, les premières actions ont été menées discrètement et en ordre dispersé. « L’intrusion du terrorisme dans la vie quotidienne a constitué un choc auquel personne n’était préparé, se souvient une femme médecin. Le seul fait de se rendre à son travail était déjà une forme de résistance. Je sortais avec un foulard dans mon sac, prête à m’en couvrir en cas d’urgence. Protection dérisoire… La peur était omniprésente, on vivait dans la hantise de se faire tuer, enlever ou violer. L’État avait presque démissionné, il était dans l’incapacité de protéger les citoyens. Les associations qui aidaient les victimes étaient obligées de travailler dans une quasi-clandestinité, par peur des représailles. Ce n’est qu’à partir de 1997-1998 que les choses se sont un peu calmées, que nous avons pu agir à visage découvert. L’Unicef et les ONG étrangères ont commencé à s’intéresser à la prise en charge des victimes, notamment des enfants. Les différents acteurs ont pu se rencontrer, coordonner leurs efforts. »
L’Association nationale de soutien aux enfants en difficulté et en institution (Ansedi) a été créée à El Biar, en 1992, mais a dû suspendre ses activités pendant deux ans, jusqu’en 1995, après l’assassinat de ses deux vice-présidents et membres fondateurs (dont le psychiatre Mahfoud Boucebci). Aujourd’hui présidée par Fatima Karadja et présente dans dix wilayas, elle dispense des consultations psychologiques, organise des galas, vend des tableaux pour récolter des fonds et gère le Chalet de séjours thérapeutiques. Financé à 85 % par l’Unicef, cet établissement héberge et prend en charge adolescents et familles en difficulté extrême.
À Bentalha, le village martyr où près de quatre cents personnes furent massacrées par les Groupes islamiques armés (GIA) en septembre 1997, une autre ONG, la Fondation nationale pour la promotion de la santé et le développement de la recherche, que dirige le pédiatre Mostefa Khiati, tente elle aussi de venir en aide aux survivants. Mutisme, prostration, agressivité, retard scolaire et délinquance sont les problèmes auxquels elle est le plus fréquemment confrontée. Elle a ouvert une salle d’orthophonie et des cybercafés, organise des animations avec un dromadaire à l’intention des tout-petits, s’efforce de mettre en place des prises en charge personnalisées… Une goutte d’eau dans un océan de douleur.
Pourtant, très peu d’orphelins ont été abandonnés à eux-mêmes. Beaucoup moins, en tout cas, que dans bien des pays victimes de tragédies comparables. « Il y a eu un élan de compassion après les carnages de l’été 1997, raconte Hakima Souki, psychiatre et responsable de l’Association algéroise pour la recherche et l’étude du psychotrauma (Arep). Mais les gens qui ont tenté d’adopter des orphelins ont eu le plus grand mal à en trouver dans les pouponnières. Les familles les avaient récupérés et placés chez des oncles ou des cousins. L’organisation très communautaire de la société a permis d’amortir le choc, mais cela a peut-être créé l’illusion que le problème s’était réglé de lui-même. »
Le premier réflexe des adultes a donc été de mettre les enfants à l’abri du déchaînement de la violence fratricide. Pour justifiée qu’elle ait été, cette réaction spontanée a eu pour conséquence une certaine sous-estimation de la souffrance de l’enfant. Elle a souvent aggravé le traumatisme au lieu de contribuer à le résorber. La souffrance de l’enfant n’est pas reconnue parce qu’elle se manifeste différemment de celle de l’adulte. Un enfant malheureux sera souvent tenté de tout casser. Or les adultes mettront volontiers ses emportements sur le compte d’un tempérament colérique, alors qu’il s’agit d’un appel au secours. Il ne souffrira pas forcément de prostration, d’autisme ou de dyslexie, mais se désintéressera de ce qui se passe en classe. « Ceux dont les parents ont été assassinés sont obnubilés par l’idée de vengeance, poursuit le Pr Kacha. Très tôt, ils manifestent le désir de s’engager dans l’armée ou de devenir policier. Pour entreprendre un travail d’accompagnement qui leur permette de se réinvestir dans leurs études, il a fallu associer les enseignants, les sensibiliser, concocter à leur intention des manuels qui leur expliquent comment réagir et prévenir. Cela n’a pas été évident : ils sont souvent aussi traumatisés que leurs élèves. »
Le corps enseignant a en effet payé un lourd tribut au terrorisme. Dans certaines régions rurales, les émirs des GIA avaient donné l’ordre aux instituteurs de déserter leur poste, sous peine de mort, et, de fait, beaucoup ont été assassinés. « J’ai rencontré des enseignants contraints de faire classe à des fils d’émirs locaux, se souvient le Dr Souki. Des gamins de 12 ans dont le père terrorisait toute la région, et qui se comportaient en petits caïds. Quand ça les prenait, ils arrêtaient le cours et ordonnaient à tout le monde de faire la prière. Il ne fallait surtout pas les contrarier. Le soir, ces mêmes enseignants devaient se barricader avec leurs familles et garder une arme à portée de la main pour se protéger contre une possible attaque. Aujourd’hui, ils sont parfois obligés de travailler avec d’anciens maquisards amnistiés, qui ont rejoint leur corps d’origine. Quand on a tenté de les sensibiliser aux problèmes des enfants, ils nous ont demandé de commencer par les aider à prendre en charge leur souffrance à eux. »
Toutes les victimes souffrent de ce déficit de reconnaissance. Matériellement, elles ne peuvent pas prétendre à grand-chose puisqu’il n’existe pas de mécanisme d’indemnisation ou de réparation. Mais c’est sur le plan symbolique que la pilule est le plus dur à avaler. La société algérienne, à commencer par ses dirigeants, souhaite tourner la page des années noires et ne pas s’appesantir à l’excès sur les violences et les traumatismes du passé. Or les victimes ont envie de parler, d’exprimer leur douleur et leurs griefs. « Il n’y a pas de lieux de parole, surtout dans les campagnes, déplore un soignant. En 1962, au terme de la guerre d’indépendance, un ministère avait spécialement été créé pour les familles des martyrs. Et l’État avait multiplié les cérémonies commémoratives. Rien de tel, cette fois, un voile pudique a été jeté sur le drame. Difficile, dans ces conditions, de surmonter le traumatisme. »
Les associations de défense sont souvent trop proches des autorités pour défendre efficacement les intérêts des victimes. « Les adolescents et les jeunes adultes sont très revendicatifs, note Hakima Souki. Ils viennent nous voir pour obtenir des certificats psychiatriques. Au début, j’étais étonnée, parce que ce papier ne sert à rien, ne leur donne droit à rien. Mais ça les tranquillise et les réconforte. Comme nous sommes médecins et que nous travaillons dans une institution publique, ils considèrent ce document-là comme un début de reconnaissance de leur souffrance. C’est une sorte de créance. »
Voulue par le président Abdelaziz Bouteflika et adoptée par voie référendaire en 2000, la loi sur la Concorde civile n’a rien arrangé. La « grâce amnistiante » a certes permis la reddition de quelque six mille maquisards et s’est traduite par une sensible réduction de la violence islamiste, mais elle est très mal passée auprès des victimes. Le clivage entre ceux qui ont été directement touchés par la violence islamiste et le reste de la société n’est pas près de se résorber. En théorie, les auteurs de crimes de sang ne peuvent bénéficier ni de la grâce ni des dispositions de la loi sur la Concorde civile, mais, en pratique, il est bien difficile d’établir les responsabilités des uns et des autres. La distinction entre un criminel et son complice est souvent affaire d’appréciation. « L’État a pardonné, commente le Pr Kacha. Il est souverain, et c’est son droit. Mais en pardonnant à la place des victimes, il a souvent provoqué chez celles-ci un sentiment de révolte et de trahison. »
« En tant que thérapeutes, nous devons insister sur la différence entre pardon et exonération, explique Hakima Souki. Nous n’avons pas à décider pour le patient qu’il doit pardonner. On lui demande d’exonérer son bourreau de ses responsabilités. Or l’exonération, ce n’est pas un quitus. Un repenti reste redevable envers sa victime, même si la société ne lui demande pas de comptes. Pourtant, en pratique, les repentis ont le sentiment d’être quittes, parce qu’ils ont été amnistiés. Leurs crimes ont été effacés, ils n’existent plus. Et cette négation du trauma ne passe pas du tout auprès des victimes. »
On raconte ici l’histoire d’un adolescent qui avait réussi à arracher la cagoule de son agresseur au moment où celui-ci tentait de l’égorger. Et l’avait donc parfaitement identifié. Miraculeusement rescapé, il s’était réfugié à l’étranger. Au bout de deux ans et demi, apprenant que son bourreau était devenu un repenti, il est rentré en Algérie. Connaissant les habitudes de l’ancien terroriste, il l’a attendu à la terrasse d’un café et l’a éventré, avant de se rendre aux policiers. Bien sûr, ces cas de vengeance restent exceptionnels, mais tant que la société dans son ensemble n’aura pas effectué un vrai travail de catharsis, le malaise restera latent. Avec le risque de voir resurgir un jour la violence refoulée.

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