Le fardeau de l’homme non blanc

L’une des originalités du Livre noir du colonialisme est de faire une large place aux révoltes qui eurent lieu dans les pays colonisés.

Publié le 24 avril 2003 Lecture : 8 minutes.

«S’il y a un dieu, il travaille d’une manière visible à faire de la race anglo-saxonne l’instrument choisi à l’aide duquel il amènera un état social fondé sur la police, la liberté et la paix. » À cette phrase du testament de Cecil Rhodes (qui donna, un temps, son nom à la Rhodésie) pourraient faire écho nombre de professions de foi, britanniques, françaises ou autres, exaltant cette mission civilisatrice, fièrement et douloureusement acceptée, que Rudyard Kipling baptisa un jour « le fardeau de l’homme blanc ».
Le problème est que si Dieu n’existe pas, comme il est probable, cette mission autoproclamée doit se chercher d’autres justifications, moins prestigieuses. C’est ce qu’on appelle le « colonialisme » auquel une équipe de vingt et un chercheurs et historiens, sous la direction et avec la participation d’un spécialiste, Marc Ferro, vient de consacrer un accablant Livre noir(*).
Le parallèle est voulu avec le Livre noir du communisme (d’ailleurs fort contestable) naguère publié chez le même éditeur. Mais il est quelque peu trompeur. Le communisme est une doctrine dont l’application – ou les tentatives de mise en oeuvre a produit des résultats qu’en usant de litote on dira contrastés – et dont le livre cité se propose de recenser les noirceurs. Le colonialisme, en revanche, comme doctrine, vise à justifier de manière implicite ou explicite un phénomène historique qui lui est bien antérieur : la colonisation. À moins de réunir dans cette notion – comme le fait un moment Marc Ferro – la colonisation proprement dite, ses excès et sa légitimation. Mais le fait est qu’il s’agit d’un terme tardif, ne datant guère de plus d’un siècle et que précéda vers 1830 celui de « colonisme ».
Qu’est-ce que la colonisation ? En bref, l’occupation, par une puissance extérieure, d’un territoire sur lequel elle exercera une triple domination : économique, par l’exploitation de ses richesses au profit du « colonisateur » ; politique, par l’asservissement (voire l’extermination) de la population indigène ; culturelle, par l’imposition plus ou moins systématique de son type de civilisation, de sa langue ou/et de sa religion. Cette entreprise revêt inévitablement, d’autre part, un caractère raciste – allant d’un benoît paternalisme au plus total mépris de l’homme – dès lors qu’elle est menée par des « Blancs » – et fiers de l’être – contre des peuples non blancs ou, si l’on préfère, non européens.
Certains de ses épisodes initiaux comptent parmi les plus cruels. Ainsi, dans une première partie, le Livre noir relate successivement « la destruction des Indiens de l’aire caraïbe », par Yves Bénot, « l’extermination des Indiens d’Amérique du Nord » par Pap Ndiaye et l’élimination des aborigènes d’Australie, « une race condamnée », par Alastair Davidson.
En 1492, lorsque Christophe Colomb « découvre » Haïti, vite baptisée Hispaniola, l’île compte apparemment plus d’un million d’habitants : 1,1 million selon le rapport publié en 1519 par les dominicains. Dès 1507, on n’en trouve déjà plus que 60 000 et seulement un millier en 1520. L’action des Espagnols a fait la différence. Et le plus remarquable est que ce pire exemple de colonialisme (qui n’en porte pas encore le nom) suscite la première et incomparable manifestation d’anticolonialisme (qu’on n’appelle pas ainsi non plus). Publiée sans licence en 1540, la Très Brève Relation de la destruction des Indes, par l’évêque dominicain Bartolomé de Las Casas, que suivra sa grande Historia de las Indias, dresse le réquisitoire majeur contre l’entreprise des conquistadores, tant dans l’aire caraïbe qu’en Amérique du Sud. « Les colons, écrit-il par exemple, passaient d’une île à l’autre ou d’un point de terre ferme à un autre, quand ils avaient déjà pillé, volé, détruit, tué tous les Indiens d’un lieu avant d’aller piller et tuer dans l’autre. »
Les Indiens d’Amérique du Nord n’eurent pas à se féliciter davantage que ceux du Sud de leur rencontre avec les Européens. La mythologie du western a popularisé – à quelques exceptions près – la vision qu’en prirent les colonisateurs : des guerriers sournois et cruels, de surcroît amateurs de scalps. Déportés vers l’ouest, massacrés, leurs terres confisquées, les survivants bientôt confinés dans des réserves, ils furent victimes de ce qu’on appellera plus tard un génocide. « L’installation des Européens en Amérique du Nord, peut écrire Pap Ndiaye, a entraîné une catastrophe démographique d’une ampleur probablement unique dans l’histoire de l’humanité. Des groupes entiers, des sociétés et des cultures raffinées ont disparu à jamais de la surface de la Terre. » Mais peut-être suffira-t-il de citer Theodore Roosevelt, ce président des États-Unis politiquement adepte du « gros bâton » (big stick) : « Je n’irai pas jusqu’à dire qu’un bon Indien est un Indien mort ; mais enfin c’est le cas pour neuf sur dix d’entre eux, et je ne perdrais pas mon temps avec le dixième. »
Généralement moins connu, le cas des aborigènes d’Australie ne le cède guère aux deux autres. Ici aussi dépossession et meurtre marquèrent la première époque de la colonisation, à partir de 1788. Mais la politique dite d’assimilation qui suivit n’aboutit qu’à détruire plus encore la société et la culture indigènes. « Les Blancs éclairés, note Alastair Davidson, pensaient que personne n’avait le droit d’errer dans la nature et de vivre simplement de ses fruits, mais qu’il fallait la cultiver. » Ceux qui ne le faisaient pas n’y avaient aucun droit. L’historien Keith Hancock constatait par exemple en 1930 : « Le progrès de la civilisation britannique a rendu inévitable la progression naturelle de la race aborigène vers son extinction – tels sont les mots lénifiants du gouverneur de l’Australie. En vérité, une culture de la chasse et une économie pastorale ne peuvent pas coexister à l’intérieur des mêmes limites. Néanmoins, les envahisseurs britanniques firent parfois leur travail de destructeurs avec la brutalité inutile d’enfants profondément stupides. » La variole, les maladies vénériennes et un alcoolisme souvent forcé jouèrent dans ce « travail » un rôle non négligeable.
Dans un troisième temps, surtout après la Première Guerre mondiale, des associations d’aborigènes commencèrent à demander justice. Une revendication qu’endossa courageusement en 1992 le Premier ministre travailliste Paul Keating : « Corriger la mémoire collective des Blancs, déclara-t-il, exige de reconnaître que c’est nous qui avons dépossédé les aborigènes. Nous qui avons pris leurs terres ancestrales et foulé aux pieds leur manière de vivre traditionnelle. Nous qui avons introduit les maladies, l’alcool, commis des meurtres, arraché les enfants à leurs mères, pratiqué la discrimination et l’exclusion. C’était le fait de notre ignorance et de nos préjugés ». Hélas ! words, words, words… À la différence des Allemands d’aujourd’hui vis-à-vis des juifs, 60 % des Australiens se refusent à quoi que ce soit qui reconnaîtrait et réparerait les injustices passées.
On ne s’étendra pas sur la traite et l’esclavage, crimes par excellence du colonialisme, qui ne disposent même pas du minimum de prétextes que peut invoquer la colonisation : la volonté de mettre en valeur un territoire – ce dont pourraient théoriquement bénéficier, à terme, ses occupants originels.
Ici s’exprime sans fard, à l’état de nature, si l’on peut dire, le racisme plus ou moins inavoué propre à toutes les entreprises coloniales. Au vrai, peu d’horreurs historiques égalent celles de la traite atlantique. Mais, sans doute parce qu’elle a déjà fait l’objet d’une abondante littérature, Marc Ferro s’abstient de trop développer le sujet. En revanche, il tient à souligner que, même sans remonter à l’esclavage antique, les pratiques esclavagistes n’ont pas été le monopole des Européens. « Depuis la fin de la colonisation, relève-t-il, au silence relatif sur les méfaits commis par les conquérants non européens – les Arabes essentiellement – fait écho le silence sur le racisme qui sévissait en pays d’Islam. » Certes, ajoute-il, « on cherche en vain la moindre trace de racisme dans le Coran ; mais, comme dans l’Occident chrétien, le racisme se développa du fait de la conquête, de la rencontre avec des populations soumises ». Selon les évaluations les plus sérieuses, la traite des Noirs, entre le XVIe et le XIXe siècle, concerna 4,1 millions d’esclaves du fait des Arabes et 13,2 millions du fait des Européens.
L’une des originalités de ce Livre noir est de faire une large place, à côté des crimes du colonialisme, aux révoltes qu’il suscita chez les colonisés. Ainsi, de l’insurrection victorieuse, en 1791, conduite en Haïti par Toussaint-Louverture, esclave affranchi en 1776, apôtre de l’égalité entre les Noirs, les mulâtres et les Blancs. Devenu officier, puis général de la République, il fut arrêté par Bonaparte, qui rétablit l’esclavage (aboli en 1794). Avant de mourir, captif, en France, le 7 avril 1803, il avait prophétisé : « En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté des Noirs ; il repoussera par les racines. » Peu s’en fallut qu’il ne vît réalisée cette promesse : le 28 septembre 1803, un de ses successeurs, Jean-Jacques Dessalines, ayant triomphé des Français, proclamait l’indépendance de l’île.
De même, les articles sur les Britanniques en Inde sont-ils complétés par une évocation de la Grande Rébellion de 1857-1858, dite aussi Révolte des cipayes, et de la féroce répression qui la suivit : quand les artilleurs du Raj « volatilisaient » les insurgés faits prisonniers en les ligotant à la bouche des canons.
Bien entendu, les conquêtes françaises de l’Algérie et de l’Indochine occupent la place qu’elles méritent, si l’on ose dire : tant par les atrocités qui les marquèrent que par les révoltes qu’elles suscitèrent, finalement victorieuses. Et l’on n’aura garde d’oublier le véritable holocauste infligé au Congo, cette extravagante « propriété personnelle » du roi Léopold II de Belgique.
Une autre originalité de cette somme est, néanmoins, de rattacher au colonialisme deux épisodes historiques généralement ignorés comme tels : la colonisation arabe de Zanzibar, par le sultanat d’Oman ; et l’expansion russe au Caucase, forme inédite de colonisation par contiguïté. Si la première n’a qu’une importance marginale – sauf pour les intéressés -, la seconde a des répercussions qui se prolongent jusqu’aujourd’hui. Vladimir Poutine tente de conserver la Tchétchénie au sein de la Fédération de Russie, comme Paris s’accrocha longtemps aux « trois départements français » d’Algérie. Le colonialisme a la vie dure. s

P.-S.
Dans ce qui devrait être un ouvrage de référence, il faut déplorer de trop nombreuses erreurs ou négligences. Par exemple, p. 9, le maître d’oeuvre du Livre noir du communisme n’est pas Christian Courtois, mais Stéphane Courtois. Et, p. 15, Mémoires barbares sont de Jules Roy, non de Jean Roy. Plus grave, p. 516, le « Manifeste des 121 » (dont le titre exact est Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie) ne fut nullement « dû à l’initiative des Temps modernes », même si tous les membres de son équipe (sauf un) le signèrent et le firent circuler avant publication. Ses auteurs sont Maurice Blanchot et Dionys Mascolo, dont les noms ne sont même pas mentionnés ici parmi les signataires !

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* Le Livre noir du colonialisme, XVIe-XXIe siècle. De l’extermination à la repentance, sous la direction de Marc Ferro, éd. Robert Laffont, 844 pp., 29 euros.

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