La BAD prend ses quartiers

Trois années d’instabilité politique en Côte d’Ivoire, où siégeait la Banque africaine de développement, ont poussé l’institution à mettre en place, début mars, une agence temporaire à Tunis.

Publié le 24 avril 2003 Lecture : 8 minutes.

Un bâtiment de huit étages flambant neuf situé à l’angle de la rue du Ghana et de la rue de la Monnaie, à proximité des principales institutions financières locales. L’« Agence temporaire de relocalisation » (ATR) de la Banque africaine de développement (BAD), qui a officiellement ouvert ses portes début mars, à Tunis, pouvait-elle rêver d’un meilleur emplacement ? D’ici à juin prochain, six cent soixante fonctionnaires rejoindront les quatre cents déjà en place. L’institution pourra alors compter sur la totalité de ses effectifs pour assurer la continuité des six cents opérations en cours et en lancer d’autres. L’enjeu est de taille : la BAD gère 7 milliards de dollars de liquidités.
« L’activation de notre site de secours à Paris et le démarrage de l’ATR à Tunis ont permis à la banque de maintenir ses fonctions essentielles. Ainsi, toutes les opérations financières et de trésorerie sont réalisées à temps. Grâce au dispositif d’urgence mis en place au cours des trois dernières années, le groupe a pu poursuivre le décaissement des fonds en faveur des projets et programmes qu’il finance. » Président du groupe de la BAD depuis septembre 1995 – il a été réélu en mai 2000 pour un second et dernier mandat qui s’achèvera en 2005 -, le Marocain Omar Kabbaj, autrefois ministre délégué aux Affaires économiques, a tenu à insister, dans une allocution prononcée, le 27 mars, devant les ambassadeurs des pays membres de la BAD, sur le fait que, « comme nos instances dirigeantes et la direction ont eu à le répéter à plusieurs occasions, le siège de la banque reste à Abidjan ». La capitale ivoirienne accueille en effet le siège « statutaire » de la banque. Certains services y sont toujours en fonction, notamment ceux relatifs à la sécurité des installations, à la maintenance du bâtiment et des installations informatiques et aux relations avec le pays hôte. « La décision de relocalisation temporaire devra être examinée par le Conseil consultatif des gouverneurs (CCG) dans un délai de cent quatre-vingts jours et, par la suite, tous les six mois », a ajouté Omar Kabbaj.
Le retour à Abidjan pourrait donc être décidé par cette même instance dans six mois. Il devra néanmoins tenir compte de la normalisation de la situation politique et surtout sécuritaire en Côte d’Ivoire. Traduction : tout en s’installant à Tunis, les fonctionnaires de la banque doivent considérer que cette installation est temporaire. Ceux d’entre eux qui souhaitent faire venir leur famille pourront le faire, mais sous leur responsabilité. « Nous aidons nos cadres et nos agents à faire face à tous les problèmes humains qu’ils pourraient rencontrer, a expliqué Kabbaj. Il est vrai que, comparés au stress qui était leur lot au cours des dernières années à Abidjan, ces problèmes paraissent aujourd’hui beaucoup plus simples. »
La longue et tumultueuse histoire de la délocalisation temporaire de la BAD à Tunis débute au lendemain du coup d’État de décembre 1999. Tandis que le régime militaire mis en place en Côte d’Ivoire promet d’assurer la transition vers un gouvernement civil, la situation sécuritaire ne cesse de se détériorer. Des bandes de jeunes commencent à s’attaquer aux sociétés et aux individus. Le siège de la BAD et les domiciles des membres de son équipe essuient plus de deux cents agressions et braquages. De hauts responsables de la banque, dont Kabbaj et certains vice-présidents, reçoivent des menaces anonymes. « À Abidjan, n’importe qui pouvait être kidnappé ou tué, raconte le président. Je ne crois pas cependant que le problème de ma sécurité personnelle ou de celle des autres dirigeants a influencé la décision de relocalisation de la banque. Celle-ci concerne plus de mille deux cents fonctionnaires et soixante-dix-sept États membres, dont cinquante-trois africains. En fait, c’est la sécurité même de l’institution, de tout son personnel et de ses activités qui était en jeu. »
Dès 2000, la BAD souscrit, auprès d’une société française, un service permettant, en cas d’urgence, la continuité de ses opérations financières essentielles, en particulier le service de la dette contractée sur les marchés financiers internationaux et la poursuite des décaissements relatifs aux opérations en cours dans l’ensemble du continent. Ce site de sécurité n’étant disponible que pour une durée de huit semaines et ne pouvant employer plus de cent personnes, le Conseil d’administration décide d’en mettre en place un second pouvant accueillir un effectif de quatre cents personnes chargées de gérer les opérations d’urgence : le fameux ATR.
Aussitôt, les cinquante-trois pays africains membres de la banque sont invités à poser leur candidature pour abriter ce site. Douze critères de sélection sont établis (sécurité, fréquence des liaisons aériennes, qualité du réseau de télécommunication, écoles internationales pour les enfants des fonctionnaires, services médicaux de qualité, bâtiments disponibles, etc.). Treize pays présentent leur candidature. Pour s’assurer de la crédibilité des offres présentées, des missions techniques sont dépêchées dans chacun de ces pays. L’opération de présélection retient alors trois offres : celles de la Tunisie, de l’Égypte et de l’Éthiopie.
« Pour garantir la transparence de l’opération, la banque a fait appel à un consultant international spécialisé dans l’installation des multinationales. Ce consultant, basé en Grande-Bretagne, a choisi la Tunisie, qui répond le mieux aux critères établis et présente la meilleure offre en termes de coûts », explique Kabbaj. Le choix est approuvé par le conseil d’administration. Et les négociations avec le gouvernement tunisien démarrent en février 2002. Elles portent sur les aspects techniques, mais aussi sur les immunités et les privilèges dont la banque pourrait bénéficier. L’accord, signé deux mois plus tard, est ratifié, en juin de la même année, par le Parlement du pays hôte. En août, l’immeuble devant accueillir l’ATR est loué et les travaux relatifs à l’équipement informatique et à l’acquisition du mobilier sont lancés.
« Après les événements du 19 septembre 2002, il est apparu que la crise politique en Côte d’Ivoire allait prendre plus d’ampleur, qu’elle ne se limitait plus à Abidjan et qu’elle pourrait durer plus longtemps. En outre, tout le pays, y compris Abidjan, étant continuellement sous couvre-feu, les activités de la banque en ont été affectées », explique Omar Kabbaj. En octobre, les Nations unies déclenchent la phase III de leur système d’évaluation des risques à Abidjan. La banque offre alors son aide aux membres du personnel souhaitant rapatrier les membres de leurs familles. Les deux tiers d’entre eux saisissent cette opportunité. Réuni en décembre 2002 à Accra, au Ghana, le CCG demande au conseil d’administration d’étudier les conditions de relocalisation de tous les services opérationnels de la banque à Tunis. La situation sécuritaire ne s’étant pas améliorée, les Nations unies déclenchent, en février 2003, la phase IV de leur système de sécurité à Abidjan, qui stipule l’évacuation de tout le personnel international en poste dans la capitale ivoirienne. Un plan d’urgence entériné, à Accra, les 17 et 18 février, par le CCG.
Ainsi, cent agents sont envoyés sur le site de secours à Paris pour assurer la continuité des opérations financières et de gestion, et trois cents autres sont acheminés vers l’ATR, à Tunis, en vue d’acclélérer les préparatifs de la relocalisation. Les autres membres du personnel international, qui ont été mis en congé administratif, rejoignent leurs pays d’origine.
Organisées à l’initiative de la France, les rencontres de Marcoussis et de Kléber aboutissent à la signature d’un accord de paix et à la nomination d’un Premier ministre de consensus, Seydou Diarra, qui commence des consultations en vue de former un nouveau gouvernement. Malheureusement, la situation continue à se détériorer. L’ATR, qui devait être un site de secours, devient donc, par la force des choses, un « siège temporaire » de la banque. Deux nouveaux bâtiments situés à proximité du premier sont loués pour héberger les six cent soixante autres fonctionnaires appelés à reprendre leur travail d’ici au mois de juin.
« Au cours des trois dernières années, nous avons eu plus de vingt jours de fermeture forcée. Avec l’instauration du couvre-feu, la banque était contrainte d’ouvrir ses portes entre 10 heures et 16 heures. Les dessertes aériennes étant devenues rares, certains de nos cadres n’ont pas pu se rendre en mission dans certains pays africains. Des membres de l’équipe ont commencé à envisager sérieusement leur départ de la banque et les candidats au recrutement étaient devenus rares. La banque risquait donc d’être étranglée », explique Kabbaj. Qui s’empresse cependant de rectifier : « Malgré tout, nous avons pu assurer le travail durant les jours de fermeture, les employés se faisant accompagner, à l’occasion, de militaires ivoiriens. Toutes les opérations ont pu ainsi être effectuées sans discontinuité. Le système informatique de gestion intégrée dont dispose la banque nous permet d’opérer de n’importe quel lieu. Résultat : nous n’avons enregistré aucun retard de paiement ni aucune plainte. Notre site de secours parisien a été, à cet égard, d’une très grande utilité. »
« La Tunisie est notre premier partenaire, et nous sommes son premier bailleur de fonds. Les autorités tunisiennes, à commencer par le président Ben Ali, nous ont offert toute leur aide », continue le président de la BAD. Dès août dernier, la banque était en possession de toutes les autorisations nécessaires au démarrage de ses activités. Elle n’a pas eu de problèmes avec l’administration locale. « Peut-être parce que nous ne sommes soumis à aucun impôt ou droit de douane », explique Kabbaj.
La coopération de l’administration locale n’est pas exempte de calculs. Et pour cause : la BAD emploiera, dans son « siège temporaire » à Tunis, près de mille cent salariés. Si on ajoute à ces derniers les membres de leurs familles, trois mille nouveaux résidents étrangers auront bientôt recours à divers services (logements, écoles, soins médicaux, loisirs, banque, assurance…). Cinq banques de la place ont déjà ouvert des guichets dans le bâtiment même de la BAD. Une grande partie du personnel de celle-ci habite encore dans trois grands hôtels de Tunis (Abou Nawas, Africa et El Mechtel).
Par ailleurs, la BAD, qui dispose de liaisons par satellite lui permettant d’être en contact permanent avec ses bureaux régionaux, aura recours également au réseau local de télécommunication. Nombre de ses agents ont déjà acquis une ligne de GSM auprès de l’opérateur privé tunisien Tunisiana. La banque ne manquera pas de faire appel à des prestataires locaux dans de nombreux autres domaines. Ses cadres, qui effectuent, chaque année, des centaines de missions à travers le monde, auront recours aux compagnies aériennes tunisiennes. Les responsables des soixante-dix-sept pays membres de la banque viendront régulièrement à Tunis. L’année écoulée, la BAD a drainé à Abidjan plus de mille personnes. Tout cela constituera, on s’en doute, un petit plus pour l’économie tunisienne, qui en a grandement besoin.

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