Jacques Chirac sous la mitraille
Cible des faucons de l’administration américaine décidés à lui faire payer sa défiance, lâché par une partie des siens, raillé par la presse de son pays, le président français est bien seul.
Le vent a tourné. Un mois après sa victoire inattendue sur les États-Unis au Conseil de sécurité de l’ONU, la diplomatie française se retrouve dramatiquement isolée. Pis, elle ne donne pas l’impression d’avoir anticipé le renversement de tendance et, face aux menaces de représailles américaines, réagit dans la confusion. Les faucons de l’administration Bush n’ont pas fait mystère du traitement très différencié qu’ils ont l’intention d’appliquer aux chefs de file du « camp de la paix » : pardonner à la Russie, oublier l’Allemagne et faire payer la France. Diviser pour régner ? Bien sûr, mais pas seulement.
Car si Moscou et Berlin ont été amenés à s’opposer à la guerre américaine en Irak, c’est essentiellement pour des raisons conjoncturelles. Jacques Chirac et Dominique de Villepin, en revanche, ont une véritable stratégie : utiliser l’Union européenne et les Nations unies comme contre-poids à la puissance américaine, qu’ils rêvent d’emprisonner dans les rets de la « légalité internationale ». C’est oublier que le droit n’est pas une réalité abstraite, mais l’expression d’un rapport de forces. Et que celui-ci n’est pas exactement en faveur de la France. Bush et ses mentors n’ont d’ailleurs jamais eu la moindre intention de se plier à une résolution onusienne qui n’aurait pas leurs faveurs et s’interrogent ouvertement sur l’utilité de l’Organisation, qu’ils transformeraient volontiers en vague officine à vocation humanitaire. Quant à l’Union européenne, elle aura du mal à se relever de la crise irakienne. Chirac et Villepin sont sans doute sympathiques dans leur rôle de mousquetaires planétaires, mais leur « victoire » ressemble à un trompe-l’oeil.
Comme prévu, le déclenchement des hostilités a immédiatement provoqué un retournement de l’opinion. Le brusque changement de ton des chaînes de télévision françaises est à cet égard significatif. C’est comme ça : le spectacle de la guerre fascine. À condition qu’il ne dure pas trop longtemps. Mais le remodelage en cours du Moyen-Orient ne sera pas une partie de plaisir. Les Américains ont sans doute sous-estimé la difficulté de la tâche et, déjà, les nuages s’accumulent à l’horizon. Pour la diplomatie française, il s’agit donc de tenir bon. En attendant des jours meilleurs. Chirac et Villepin, impavides sous la mitraille ? Inutile de rêver. Leur style, c’est la charge de la cavalerie légère, très légère, pas la guerre de tranchée.
Or force est de reconnaître qu’ils sont la cible d’un feu roulant. Et que les arguments de la presse anglo-saxonne s’apparentent souvent à un tir de missiles Tomahawk. Quand le Wall Street Journal feint de découvrir « l’agenda » secret du chef de l’État français pour sauver le régime de Saddam Hussein, il faut se rendre à l’évidence : ce n’est plus un débat d’idées, mais une entreprise de déstabilisation. Une entreprise à laquelle les ténors de l’administration Bush n’hésitent pas à prêter la main. Dans une interview accordée à un journal on line (proche-orient.info), Richard Perle, président démissionnaire du Defense Policy Board et principal concepteur de la politique étrangère américaine (avec Paul Wolfowitz), s’interroge ainsi sur le point de savoir si « les meilleurs idéaux de la France sont servis par son président actuel », dont la politique « à court terme, provinciale, imprudente et égoïste » n’est motivée que « par des causes matérielles, son intérêt personnel et l’histoire même de ses rapports particuliers avec l’Irak ». La démonstration serait plus équilibrée si Perle consentait à révéler quelle cause humanitaire Donald Rumsfeld, son patron, défendait en 1983, du côté de Bagdad, mais passons : Chirac n’a qu’à bien se tenir.
De fait, les patrons français commencent à s’inquiéter des conséquences des sanctions économiques américaines sur leurs entreprises. Et une partie de l’UMP, le parti chiraquien au pouvoir, de l’isolement diplomatique croissant du pays. Même Le Figaro prend ostensiblement ses distances. Au-delà même des cercles « droits-de-l’hommistes », pour qui le renversement de la sanglante dictature irakienne prime toute autre considération, une fraction de l’intelligentsia a elle aussi basculé. Quant un chroniqueur aussi évanescent que l’écrivain Bernard Frank en vient, dans Le Nouvel Observateur, à se moquer des « deux nigauds » que sont, à ses yeux, Chirac et Villepin, c’est que, sur le front médiatique, la situation devient sérieuse.
Dans la tempête, le chef de l’État s’efforce de louvoyer plus ou moins adroitement entre les écueils. D’un côté, il multiplie les déclarations « dures » sur « les forces d’occupation » en Irak ou le « crime contre l’humanité » que constitue le pillage des trésors archéologiques irakiens et dépêche le chef de sa diplomatie en Syrie ou en Arabie saoudite, deux pays pas vraiment en odeur de sainteté à Washington. De l’autre, il fait des pieds et des mains pour obtenir un entretien téléphonique avec George W. Bush pour insister sur le rôle de l’ONU et le supplier de faire preuve de « pragmatisme » en Irak. Traduction : d’accorder aux entreprises françaises une part du gâteau de la reconstruction. Mais Richard Perle lui a répondu par avance : « C’est aux Irakiens qu’appartiendra de décider avec qui ils reconstruiront le pays, mais, compte tenu du passé, je serais stupéfait qu’ils fassent appel à une seule entreprise française. »
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