Ils sont là pour rester

De l’aveu même de l’un de ses concepteurs, le programme de reconstruction politique et économique, conduit sous l’égide exclusive du Pentagone, devrait requérir deux ans, voire plus.

Publié le 24 avril 2003 Lecture : 5 minutes.

Qui gouvernera l’Irak après la fin des hostilités ? La réponse à cette question de première importance demeura indécise jusqu’au 11 février dernier. Ce jour-là, les porte-parole du département d’État et du Pentagone indiquèrent au comité sénatorial des Affaires étrangères que ce seraient les États-Unis. Écartée, donc, l’idée d’installer à Bagdad quelque gouvernement provisoire formé par des exilés irakiens. Démanteler les programmes d’armement de l’Irak (« une énorme entreprise »), sécuriser la frontière irako-iranienne, maintenir l’unité du pays, reconstruire son économie, éliminer les membres du parti Baas compromis par leurs liens avec le régime de Saddam Hussein, rédiger une nouvelle Constitution et reprendre la production pétrolière pour contribuer à financer la reconstruction : toutes ces tâches seront menées à bien sous l’autorité du Bureau du Pentagone pour la reconstruction et l’assistance humanitaire (Orha) créé le 20 janvier par le président Bush. Le directeur de l’Orha, le lieutenant général de réserve Jay Garner, rendra compte au président par l’intermédiaire du général Tommy Franks, commandant en chef, et du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld : soit un dispositif manifestant clairement que l’Irak d’après-guerre restera sous occupation militaire américaine jusqu’à ce que le président décide que le temps est venu de rétablir sur le pays une autorité irakienne. Il ne s’agit pas là d’un point secondaire : tout gouvernement arabe a maintenant pris note que les Américains sont venus pour rester.
Deux responsables de l’administration ont jeté les bases du programme d’après-guerre : le sous-secrétaire d’État pour les Affaires politiques, Marc Grossman, et le sous-secrétaire politique à la Défense, Douglas J. Feith : telle qu’ils la voient, la reconstruction de l’Irak sera la plus grande entreprise de nation-building jamais engagée par les États-Unis depuis 1945, un plan d’une incroyable ambition pour transformer tout le paysage politique du Moyen-Orient. Devant son auditoire sénatorial, Feith se borna à détailler les difficultés qu’affronteraient les autorités d’occupation à partir du Jour 1. Mais il s’est étendu davantage sur ce que l’administration a en tête lors d’un entretien avec Nicholas Lemann, publié les 17 et 24 février par The New Yorker. Un authentique gouvernement démocratique à Bagdad, expliqua-t-il, peut encourager d’autres pays du Moyen-Orient à suivre son exemple, ce qui aurait de profondes et lointaines conséquences :
« Les organisations terroristes, dit-il à Lemann, ne peuvent rester longtemps capables, par elles-mêmes, de mener des opérations à grande échelle, si elles ne bénéficient pas du soutien d’un État. Elles ont besoin d’une base d’opérations, […] et l’une des principales raisons de notre intérêt pour l’Irak […] est que nous sommes attentifs aux liens qui existent entre les organisations terroristes, les États qui les parrainent et les armes de destruction massive. [En Afghanistan], vous voyez un régime qui a été chassé parce qu’il avait été complice d’opérations terroristes contre les États-Unis. Si le régime irakien est chassé lui aussi, cette double action donnera à penser à d’autres États qu’il n’est pas sage pour eux de continuer à héberger ou à soutenir de quelque autre manière des organisations terroristes. »
Mais combien coûtera cet effort ambitieux ? Combien de troupes seront requises pour tenir l’Irak tandis que sera mis en oeuvre le plan américain ? Et, par-dessus tout, combien de temps faudra-t-il ? À toutes ces questions, les deux sous-secrétaires n’ont pas voulu répondre devant les sénateurs. Feith promit seulement que les États-Unis resteraient « tout le temps nécessaire » et partiraient « aussitôt que possible ». Toutefois, son collègue Marc Grossman, harcelé par les sénateurs, finit par admettre que les nombreuses tâches confiées à l’Orha requerraient deux ans ou plus, avant que le contrôle du pays puisse être complètement remis à un nouveau gouvernement irakien.
Ces deux ans nous disent beaucoup de ce qu’il nous faut savoir. Tous les gouvernements arabes qui se sont alignés à contre-coeur sur les plans américains voulaient une transition courte et facile. Le roi Abdallah de Jordanie comptait sur une semaine de guerre suivie par un retrait américain dans les trois mois. Ces deux ans, d’autre part, pourraient fort bien devenir dix : cela signifie que les Américains ne partiront que lorsque tout sera « en ordre », après avoir fait ce qu’ils avaient l’intention de faire. « Désarmer l’Irak », le premier item de l’agenda américain requiert la liberté d’aller partout, de parler à tout le monde, de destituer ou d’arrêter n’importe quel responsable, de suspendre le paiement de tout contrat et d’étudier, de copier ou d’emporter tout dossier jugé intéressant. L’administration tiendra à démontrer au monde que ses craintes ne relevaient pas de la paranoïa. Elle voudra savoir qui aida Saddam à se doter d’armes de destruction massive, et pourrait faire de même pour tout autre candidat.
La masse de documents accumulés durant des décennies d’efforts pour construire des armes de destruction massive ne sera d’ailleurs pas le seul objectif des équipes américaines de « nettoyage ». « Un élément central de la stratégie des États-Unis dans leur guerre totale contre le terrorisme, expliqua Feith aux sénateurs, est l’exploitation de toute information sur les réseaux terroristes que la coalition peut obtenir à travers son action militaire ou juridique. » Il faisait ainsi allusion à l’« information » rassemblée par les services de renseignements irakiens : en d’autres termes, les dossiers. Le plus riche filon exploitable par les services secrets se révèle d’ordinaire à la fin des guerres, quand les agents qui ont réuni les dossiers en livrent les clés et expliquent où tout se trouve. Les États policiers sont bien connus pour leur amour obsessionnel des dossiers, et les dictateurs qui rêvent d’un pouvoir mondial veulent tout savoir sur tout le monde. Depuis l’arrivée au pouvoir de Saddam Hussein, en 1968, sa police secrète n’a pas cessé de rassembler des informations sur les mouvements politiques, les groupes terroristes, les marchands d’armes, les riches banquiers et hommes d’affaires, autant que sur les dirigeants ennemis. Ce trésor d’informations secrètes sur le côté sombre de la politique arabe et islamique ne représentera pas un bénéfice secondaire pour une occupation militaire américaine durant deux ans ou plus : ce sera donc un des premiers objectifs des forces d’occupation.
Contrôler l’Irak exigera une forte présence militaire et une structure de soutien – c’est-à-dire une base. The New York Times écrivait récemment que l’Arabie saoudite demanderait bientôt aux forces américaines de quitter le royaume ; mais, dans le même temps, serait exigé d’un Irak vaincu quelque chose comme la base de Guantánamo, par exemple, louée par Cuba à la fin de la guerre hispano-américaine. L’existence d’une telle base permanente manifesterait clairement aux autres gouvernements de la région – l’Iran, notamment – que les exigences américaines touchant la fin des programmes d’armes de destruction massive ou du soutien de groupes terroristes comme le Hamas ou le Hezbollah seront appuyées par une force militaire installée pour longtemps à la porte à côté.

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