Algérie : « garder une trace » de l’Histoire en marche
Un groupe de chercheurs documente depuis février 2019 les manifestations et soubresauts politiques en Algérie. Une petite pierre vers la collecte d’archives plus complètes pour témoigner des événements en cours. Saphia Arezki, historienne, décrypte cette initiative collective.
Tracts, communiqués, articles, photos, vidéos… l’initiative « Archives Collectives » a été lancée en février 2019, à l’aube du mouvement de contestation qui a précipité la chute d’Abdelaziz Bouteflika de la présidence.
À l’heure où d’anciens caciques du pouvoir tentent d’organiser des élections, prévues le 12 décembre prochain, une petite dizaine de chercheurs documente toujours l’Histoire en marche.
De la sélection des sources à leur récolte, ce projet d’archivage déjà bien rodé pourrait à terme être mutualisé avec d’autres initiatives.
Saphia Arezki, historienne, chercheuse associée à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (Iremam) et au Cherpa (Sciences Po Aix), auteur d’une thèse sur l’armée algérienne, revient pour Jeune Afrique sur l’organisation et les enjeux de ce projet au long cours.
Jeune Afrique : Comment a démarré ce projet et à quel besoin répondait-il ?
Saphia Arezki : Nous avons commencé fin février 2019. Nous sommes partis du constat que tout ce qui circule sur internet pouvait constituer des archives qui seraient probablement difficiles à retrouver plus tard dans les méandres du numérique.
Les pages Facebook peuvent disparaitre et des articles de journaux ne plus être accessibles. Notre but est d’en garder une trace afin qu’ils soient accessibles le jour où des chercheurs, des artistes ou des citoyens voudraient s’en saisir avant que ces documents ne disparaissent.
Vous êtes-vous inspirés d’autres initiatives d’archivage créées ces dernières années dans la région ?
Nous nous sommes intéressés aux initiatives qui ont éclos après 2011 en Tunisie, en Égypte et en Syrie essentiellement. En Syrie, nous avons pu observer, entre autres, la collecte de documents en rapport avec l’art au sens large, en Tunisie, des vidéos de la révolution ont par exemple été récupérées dans différentes villes puis exposées au Bardo et au Mucem. Ces précédents nous ont permis de réfléchir à comment nous organiser en termes logistiques et de nous demander comment nous pouvions espérer pérenniser notre projet.
Ce projet peut paraitre sans fin, comment vous organisez-vous concrètement ?
Pour l’instant nous disposons d’un tableau de bord de suivi quotidien des événement en cours en Algérie. Chacun des neuf membres de notre groupe est chargé d’effectuer une veille des événements durant un jour de la semaine qui lui est attribué. Puis nous collectons des documents qui sont par la suite indexés.
La création d’archives relève nécessairement de choix dans les tris opérés
Le travail de veille est d’autant plus important qu’il se passe énormément de choses dans le pays. Il nous permet de suivre l’enchainement des événements. La collecte de documents se fait davantage en fonction des centres d’intérêt de chacun et des opportunités. La création d’archives relève nécessairement de choix dans les tris opérés.
Nous n’avons fixé aucune limite à cette collecte. Nous ne savons pas quand elle s’arrêtera, cela dépend complètement de l’évolution de la situation en Algérie.
Quel est votre objectif à terme ?
L’objectif est de constituer un fonds d’archives accessible à un public large. D’autres initiatives ont cours en Algérie comme en France : de nombreuses personnes téléchargent et collectent des informations ou filment régulièrement les marches du mardi et du vendredi, des collectifs féministes rassemblent des archives féministes etc.
Nous réfléchissons aux moyens, à terme, de travailler en concertation. Nous pourrions créer un site internet ou déposer des archives dans des laboratoires de recherche en Algérie ou à l’étranger. Cela demandera une structure plus pérenne et un espace de stockage.
Vous vous êtes vous-même confrontée aux archives algériennes étatiques. L’accès à ces sources d’information est-il difficile dans le pays ?
J’ai eu l’habitude d’aller consulter les archives nationales à Alger pour ma thèse, jusqu’en 2014. Il fallait s’armer de patience, il y a beaucoup de papiers à remplir. Je ne sais pas dans quelle mesure ces freins sont délibérés ou représentatifs de la bureaucratie locale.
Je crois que l’accès aux sources peut varier d’un centre d’archives à l’autre. La situation a pu évoluer ces six dernières années, mais il semble que ce serait devenu encore plus compliqué.
Certains collègues ont rencontré des difficultés concernant les archives institutionnelles, surtout en ce qui concerne les documents post-1962. Les inventaires des archives sont bien loin d’être exhaustifs et c’est parfois difficile d’avoir une idée de ce qu’elles contiennent.
Une volonté forte de se réappropier une Histoire très instrumentalisée depuis l’Indépendance
Votre initiative vise-t-elle aussi à se prémunir de possibles tentatives de censure et de relecture officielle du récit national des événements en cours ?
Concernant la question du rapport à l’Histoire, les slogans qui évoquent une nouvelle indépendance sont éloquents. Le fait que des initiatives d’archivage, même isolées, éclosent, est lié à cette volonté forte de se réappropier une Histoire très instrumentalisée depuis l’Indépendance.
Il y a une vraie prise de conscience au sein de la population de la nécessité de documenter ce qu’il se passe. À moyen terme, se posera donc la question d’agréger tout ce qui est accumulé.
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