En attendant le jour J…

Le président Pierre Buyoya doit passer le témoin à Domitien Ndayizeye. À la veille de cette seconde phase de la transition, le pays se prend à rêver du retour de la paix. Malgré les difficultés et les incertitudes politiques.

Publié le 24 avril 2003 Lecture : 6 minutes.

A midi, les rues de Bujumbura se vident. Les magasins se ferment. Les mini-bus ramènent les employés chez eux, pour partager le repas en famille. Toute la ville est comme morte. Sorte de pause dans la guerre encore si proche. Les plus riches vont partager une brochette de langues de chèvre chez Tonton Déo, arrosée d’une Amstel fraîche, la bière nationale. Dans toutes les discussions : le départ tant attendu du président Buyoya, annoncé à la radiotélévision nationale le 28 mars dernier. La décision a surpris, beaucoup pensant qu’après quatorze ans de pouvoir le président-major ne céderait pas si facilement la place : « Il était devenu très impopulaire chez les Hutus comme chez les Tutsis, et plus personne ne voulait de lui, confie à mi-mot Alphonse, un ancien militaire reconverti en agent de sécurité. C’est une très bonne chose qu’il quitte enfin le pouvoir. » Pourtant insensiblement, c’est la peur de l’avenir qui semble prendre le dessus. Plus le 1er mai approche, plus la tension est visible dans la paisible capitale : les langues se délient, les antagonismes ethniques sont exacerbés.
À cette date, le pays entrera alors dans la deuxième phase de sa transition, en vertu des accords de paix d’Arusha signés en août 2000. Après la mise en place d’un premier gouvernement transitoire, dirigé par le Tutsi Pierre Buyoya, depuis le 1er novembre 2001, c’est au tour de l’actuel vice-président hutu, Domitien Ndayizeye, de prendre le relais pour une période de dix-huit mois. En soi, cette prochaine étape est tout un symbole. Elle sonne le retour d’un Hutu à la tête du pays, dix ans après l’assassinat de Melchior Ndadaye, le premier président hutu démocratiquement élu. Une sorte de revanche sur l’Histoire. Mais elle est tout aussi lourde de grands dangers. Ndayizeye n’aura qu’un an et demi pour changer la donne : mettre fin aux conflits qui déchirent le pays et parvenir à un cessez-le-feu total, réformer l’armée, très majoritairement tutsie, et y intégrer des anciens rebelles. Et, enfin et surtout, préparer le pays aux prochaines échéances électorales.
Pourtant, face à cette tâche, tout laisse à croire, avant même que le passage de témoin ne soit effectif, que sa marge de manoeuvre sera réduite. Le premier obstacle, c’est le partage même du pouvoir avec son vice-président. D’après les derniers accords signés à Bujumbura, le 28 mars dernier, tous les textes concernant la sécurité et la réforme de l’armée devront être cosignés par les deux hommes. L’importance du poste est telle que la bataille fait rage au sein de la famille tutsie, communément appelée G10, pour la désignation du candidat. Au nom d’Alphonse Kadege, président de l’Uprona et « poulain » affiché de Buyoya, le G5 – groupe contestataire – entend imposer le colonel Epitace Bayaganakandi : « Nous militons pour un changement total du système, soutient Joseph Nzeyimana, président du Raddes (Rassemblement pour la démocratie et le développement économique et social) et porte-parole du G5. Buyoya a cru que nous allions le soutenir pour qu’il reste en poste, mais nous avons milité pour le respect du principe de l’alternance. Aujourd’hui, il veut prendre sa revanche. »
Derrière ces conflits d’influence, c’est la question fondamentale du régionalisme qui ressurgit : depuis la proclamation de la Ire République en 1966, le pouvoir a toujours été entre les mains de l’armée et de colonels – jusqu’à Buyoya – venant de Bururi, dans le sud du pays. En jouant la carte Bayaganakandi, originaire de Mwaro, au centre, les opposants tutsis entendent, disent-ils, « rompre avec la préférence régionale, ce mal terrible qui a créé toutes les exclusions ». Mais, au final, si un consensus n’émerge pas au sein de la famille, il reviendra à l’Assemblée nationale et au Sénat de trancher et de procéder au vote ultime. Malgré ces remous, il ne fait aucun doute, dans les milieux bien informés, que le vice-président sera Kadege, avec la mission de protéger coûte que coûte les intérêts de la toute-puissante armée. « Ndayizeye est piégé, martèle André-Palice Ndimurukundo, journaliste à la Radio publique africaine, principal média privé du pays. Il est pris entre les dirigeants militaires qui sont réticents au changement et la rébellion qui veut imposer ses conditions. »
Malgré un cessez-le-feu signé en décembre dernier par le principal mouvement rebelle hutu – le CNDD-FDD de Pierre Nkurunziza -, les combats continuent. La guerre est partout, larvée, incessante. En dix ans, elle aurait fait plus de 250 000 morts parmi les civils. Et au fil des jours, la liste des victimes s’allonge. Les collines entourant Bujumbura restent toujours le refuge des rebelles du CNDD-FDD et de ceux du Parlipehutu-FNL – qui jusqu’ici ont toujours refusé toute négociation. En gagnant les quartiers périphériques nord, la quiétude apparente du centre-ville laisse place à un spectacle de désolation. D’abord Kamengue, premier foyer des milices du Frodebu dès novembre 1993, aujourd’hui alignement de maisons en ruines où la vie a repris tant bien que mal. Les mauvaises herbes poussent entre les fissures des murs détruits, les habitants ont rafistolé des toits de tôle.
La route se poursuit, direction Kinama : théâtre d’une violente incursion du Parlipehutu-FNL, il y a environ un an. Déserté par les Tutsis dès 1993, le quartier était devenu hutu, habité par de petits fonctionnaires et commerçants. Depuis le début de l’année, les gens sont revenus investir leurs anciennes demeures, ont recommencé à cultiver le maïs et le sorgho entre les maisons abandonnées. Devant le dispensaire de fortune, installé par Médecins sans frontières (MSF), femmes et enfants attendent sous un soleil de plomb. Cris et pleurs. Paludisme, diarrhée aiguë, petites plaies : deux cents personnes viennent ici quotidiennement recevoir des soins gratuits.
Juste en face, la barrière de l’armée servant de frontière, fragile et illusoire protection de la ville. De l’autre côté des uniformes militaires : la « zone rouge », en direction de Bubanza, au Nord. De part et d’autre de la route, protégée par de très jeunes soldats, les anciennes plantations de café ont été brûlées par l’armée et les rebelles. Histoire de mieux pouvoir s’observer et se combattre. Les réfugiés de Kivoga en ont fait les frais, pris entre deux feux. Dans ce camp de déplacés vivent côte à côte, sans aucune condition d’hygiène, plusieurs centaines de familles – hutues – issues des huit collines alentour. Rénégie a 28 ans, il a échoué là avec sa famille il y a tout juste dix ans. Aujourd’hui, son père est aveugle et, en sa qualité d’aîné, il doit cultiver pour nourrir sa famille : « On dort ici et, le jour, on va travailler dans les champs, quand l’armée nous l’autorise. Parfois, on reste coincé dans le camp toute la journée. » Il fait un mouvement las de sa main valide, l’autre est paralysée, touchée par une balle perdue, alors qu’il se trouvait au travail. Dans un coin, de jeunes bidasses viennent se ravitailler en bière dans le débit de boisson installé sous une tôle.
On estime qu’un sixième de la population est sinistrée : déplacée, regroupée, réfugiée à l’extérieur. Loin des débats de l’arène politique, la population attend désespérément des jours meilleurs. Dix ans après, la situation économique est catastrophique. Tous les mois, d’après les estimations onusiennes, près de 385 000 personnes ne subsistent que grâce à l’aide alimentaire, notamment dans six des dix-sept provinces du pays qui restent en proie au conflit et qui abritent un grand nombre de personnes déplacées.
Alors que leur pays est à la veille d’un moment historique, beaucoup de Burundais semblent douter que Ndayizeye soit cet homme providentiel qui réussira à changer le cours des choses. Lassitude de dix ans de guerre, de pouvoir bicéphale Uprona-Frodebu, les deux frères ennemis accusés mutuellement de génocide. Bataille d’oriflammes : blanc/rouge contre blanc/vert. Et derrière tous ces symboles, une envie de changement : « Tous les jours, on se demande qui sera le prochain leader qui pourra prendre la relève au-delà de ces chicaneries ethniques », soupire le journaliste André-Palice. Le soleil se couche lentement sur le lac Tanganyika, de jeunes Burundais disputent un match de foot acharné. Bravant le cessez-le-feu fixé à minuit, ils iront danser et boire jusqu’au petit matin. C’est leur troisième mi-temps.

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