«C’est bon pour la réélection …»

Publié le 23 avril 2003 Lecture : 7 minutes.

La guerre d’Irak est finie, même si les vainqueurs répugnent à le proclamer, même s’il y manque la reddition d’un général (ou d’un ministre) irakien.
Même si, surtout, le mystère Saddam demeure : comment le dictateur, la centaine de personnes qui constituaient l’ossature de son régime – et leurs familles – ont-ils pu « s’évaporer » en même temps ?
Bagdad pris, Tikrit occupé, où donc ont bien pu se réfugier ceux d’entre eux qui n’ont pas été tués ? Et pourquoi les Américains paraissent-ils si peu s’émouvoir d’avoir perdu leur trace ?
Le plus étonnant est que cette deuxième guerre de George W. Bush contre le terrorisme semble l’exacte réédition de la précédente. Souvenez-vous : la première s’était ponctuée, il y a un peu plus d’un an, par la prise de Kaboul, l’occupation de l’Afghanistan, la destruction du régime taliban et des bases d’el-Qaïda et… la disparition dans la nature du Mollah Omar, chef des talibans, de Ben Laden, de Zawahiri, de leurs principaux adjoints et de leurs très nombreuses familles.
Après leur victoire en Afghanistan, en 2002, comme aujourd’hui après celle qu’ils viennent de remporter contre le régime irakien, les Américains en sont réduits à… publier des avis de recherche et des photos, à offrir des primes alléchantes pour tenter de mettre la main sur des hommes qu’ils affirment vouloir « morts ou vifs ».
Je trouve étrange, voire suspect, ce même aboutissement de deux guerres, différentes à bien des égards, et j’attends de voir ce que l’avenir nous apprendra
Le général (américain) Jay Garner, chargé d’administrer le pays, et le général (américain) Tommy Franks, commandant en chef militaire, s’installent à Bagdad, en pro-consuls ; par une autre porte, mais simultanément, y est entré leur protégé (dans tous les sens du terme), « qui n’est candidat à rien », Ahmed Chalabi.
J’ai parlé, la semaine dernière, de coup d’État perpétré par les États-Unis (et la Grande-Bretagne) : nous voyons cette semaine les États-Unis installer leurs hommes au pouvoir.
La guerre est bien finie, et l’Irak, d’où la plupart des journalistes seront bientôt rappelés par leurs directions, disparaîtra de la une des organes de presse.
Il sera alors pleinement entre les mains de ceux qui l’ont à la fois conquis et libéré.
Sans trop de témoins et dans la torpeur de l’été moyen-oriental, avec la complicité active ou passive de la plupart des gouvernements arabes de la région, la puissance occupante entreprendra de le modeler pour en faire un pays différent, ami des États-Unis et de leur allié israélien.
Vous avez dû, comme moi, sourire en entendant Bush exiger l’effacement des dettes de l’Irak et la levée immédiate des sanctions internationales… C’est que l’Irak est désormais dans l’escarcelle américaine. Alors, virage à 180 degrés !

Un mois exactement après le début des opérations militaires, nous sommes à la charnière d’une guerre qui s’achève et d’une reconstruction qui débute : je vous propose un petit bilan avec l’espoir qu’il permette de juger le passé et d’éclairer l’avenir.

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1. Les armes de destruction massive, motif avancé par George W. Bush pour justifier sa guerre.
On va probablement en trouver, un peu ou beaucoup, dangereuses ou non ; mais on claironnera qu’il y en avait, pour justifier, a posteriori, la guerre.
Cela n’aura pas de signification : si le régime est allé à sa mort sans les utiliser, c’est qu’elles n’étaient pas utilisables, comme si elles n’existaient pas
2. Napoléon avait raison de dire : « L’orateur le plus éloquent, celui qui communique le mieux et convainc le plus ? Le succès. » Ces derniers jours, nous avons vu en effet triompher ceux qui ont voulu la guerre, l’ont faite et l’ont réussie, tandis que ceux qui s’y sont opposés affichaient leur dépit, faisaient profil bas.
Mais les uns et les autres ont tort, à mon avis : même gagnée par ceux qui en ont pris l’initiative, et bien qu’elle ait abattu une dictature, cette guerre, meurtrière et dévastatrice, n’avait pas de justification et n’était pas nécessaire ; les motifs pour la faire étaient et restent fallacieux. Elle crée le plus mauvais des précédents, justifie tous les impérialismes.
En tout cas, les Irakiens que je connais, patriotes, laïcs, modernistes et aspirant à la démocratie, mieux placés que nous pour en juger, disent :

« Nous sommes, bien évidemment, contents que Saddam et son régime soient par terre… Mais nous étions (et sommes encore aujourd’hui) contre la solution militaire.
« Être libérés de la dictature, mais occupés par une armée étrangère qui se comporte comme une armée coloniale est pour nous une grande humiliation ; être en passe d’être colonisés par des gens qui ne sont mus que par leur intérêt avec, dans leurs bagages, des Irakiens qui ont accepté de les servir, nous rappelle ce que notre pays était il y a soixante ans quand le Premier ministre, le trop célèbre Nouri Saïd, était un valet des Anglais… »

3. Pourquoi George W. Bush et les hommes qui l’entourent ont dépensé des dizaines de milliards de dollars et risqué la vie de leurs soldats pour faire cette guerre.
Évidemment pas pour écarter une menace – imaginaire – pour la sécurité des États-Unis, encore moins, bien sûr, pour libérer les Irakiens de la dictature.
J’ai identifié trois motivations :

– L’explication russe : des responsables russes, dont le métier est d’étudier les États-Unis, donnent une explication en trois volets.

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– Les États-Unis veulent se prouver et montrer au monde « qu’ils sont le patron ».

– Parce qu’ils ont gagné la guerre de 1941-1945 et, ensuite, la guerre froide, les Américains ont considérablement amélioré leur poids relatif dans le monde : ils en ont retenu que la guerre et la confrontation sont payantes.

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– Depuis le 11 septembre 2001, comme après Pearl Harbor, ils font la guerre, non pas pour venir au secours de pays européens amis, mais pour eux : pour exorciser l’humiliation, pour dissuader qu’on les attaque chez eux
– L’argument électoral : le stratège ès élections de Bush, le célèbre Karl Rove, a poussé à l’invasion de l’Irak après avoir établi que la guerre permanente contre le terrorisme, à laquelle s’identifient Bush et le Parti républicain, a déjà payé aux élections législatives de 2002 et conclu qu’elle paiera pour l’élection présidentielle de 2004 : « L’électeur américain continuera de faire confiance à Bush et à son parti s’il reste convaincu que ces derniers font mieux que leurs adversaires démocrates pour protéger les États-Unis et les renforcer militairement… »

Karl Rove conseille donc de nourrir la psychose que la sécurité des États-Unis est menacée. Et de frapper périodiquement une cible bien choisie : Saddam en était une, idéale…

– Le « butin de guerre » escompté : il ne se limite pas à un pays de vingt-cinq millions d’habitants, deuxième réserve mondiale de pétrole, mais englobe l’ensemble du Moyen-Orient et son pétrole (par le fameux effet de dominos).
Aymeric Chauprade(*) en a résumé l’enjeu dans une formule saisissante : « La guerre américaine en Irak est une guerre d’intérêt stratégique (convergence des poussées d’au moins trois lobbies, pro-israélien, pétrolier et militaro-industriel). »
Qu’il complète par une autre, tout aussi juste : « Si les régimes arabes étaient démocratiques, aucun n’aurait de traité de paix avec Israël et aucun ne serait proche des États-Unis. Les Américains ne sont donc pas venus installer au Moyen-Orient des démocraties, mais des régimes proaméricains à façade démocratique. »

Je voudrais conclure sur « le cas Saddam ».
Voilà un homme qui est allé à sa perte, entraînant à sa suite son pays (offert sur un plateau d’argent à l’Amérique et à son allié Israël), parce qu’il a conquis et su conserver le pouvoir de décider seul, en dernier ressort et sans aucun contrepoids, de tout ce qui concerne son pays :

– Seul, il a pris, en 1980, la décision stupide d’envahir l’Iran, pays de grande civilisation quatre fois plus peuplé que le sien : comme si la Belgique décidait d’envahir la France.
Il a déclenché une guerre de huit ans, coûteuse, à l’issue de laquelle, malgré le soutien arabe (et occidental), ses armées ont été ramenées à leur point de départ.

– Seul, il a décidé, en 1990, d’envahir un autre pays voisin, assis, comme l’Irak, sur d’énormes réserves de pétrole. Ce faisant, il a voulu « ignorer » que ceux qui ont besoin de ce pétrole n’accepteraient à aucun prix de dépendre de la bonne volonté de Saddam.
Il a été chassé du Koweït, a subi une écrasante défaite et a vu son pays enserré dans un réseau de sanctions, traité comme un paria.

– Seul, il a décidé, depuis 1991, de ne tenir compte ni de son premier échec ni de sa cuisante défaite – et de faire souffrir son peuple pour le vain plaisir de défier le monde extérieur, avec lequel il a perdu tout contact.
Saddam Hussein partage ainsi avec Hitler, dans le Guinness des records, la palme des décisions les plus calamiteuses et qui coûtent le plus cher à leur auteur, à son pays et au reste du monde
J’en conclus que la pire des choses est de laisser se créer – et durer – la situation dans laquelle un homme seul a le pouvoir de prendre les plus grandes décisions et de les mettre à exécution.
Parce qu’il décidait seul et en dernier ressort, Napoléon lui-même, qui avait pourtant du génie, a fini son règne avec son pays et sa capitale occupés et, lui, chassé du pouvoir.

* Professeur de science politique à l’université de Neuchâtel, rédacteur en chef de la Revue française de géopolitique.

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