Attention danger à Lagos !

Législatives le 12 avril, présidentielle le 19, le pays vit au rythme des élections… Mais dans la capitale économique l’insécurité n’est pas un argument électoral. Elle fait partie du quotidien des habitants.

Publié le 24 avril 2003 Lecture : 6 minutes.

Lagos n’existe pas. Lagos est impossible. Comment vivre à 12 millions ou 15 millions, sur mille trois cents kilomètres carrés, avec un seul feu rouge ? Comment respirer lorsque s’élancent, au petit matin, des centaines de milliers de véhicules qui fument et toussent et crachent comme des vieux dragons ? Que manger alors que pas une once de terrain, ici et alentour, n’est consacrée à autre chose qu’au béton ? Et pourtant.
Les Yoroubas, premiers propriétaires des lieux, l’appelaient Ekko, « l’endroit qui met ensemble ». Le colonisateur portugais, effrayé par ce redoublement de consonne, lui a d’abord enlevé un « k » avant de le rebaptiser Lagos et d’y faire apparaître, dès 1444, un marché aux esclaves. Aujourd’hui, unique en son genre dans la sous-région et même ailleurs, il mérite tous les qualificatifs qui vont avec le mot « mégalopole ».
L’ambiance qui y règne est bien particulière. Faite de chaleur, d’humidité poisseuse, de l’odeur musquée de la mer et des détritus, de foule, de vacarme et d’agitation fébrile. Les Lagosians ne « tiennent pas les murs », comme on dit ici, ils travaillent, même quand il n’y a rien à faire. Ils font feu de tout bois. Par exemple, on compterait près d’une cinquantaine d’intermédiaires entre l’acheteur de palettes de canettes de Pepsi à l’usine d’embouteillage du quartier d’Apapa et le vendeur à la criée. Tout le monde a, plus ou moins, son petit business. Même si celui-ci ne rapporte à 60 % des gens qu’une centaine de nairas par jour (500 F CFA). La particularité du tissu social nigérian est flagrante dans cette ville : il n’y a quasiment pas de classe moyenne. Soit on y gagne un argent fou, on vit derrière des murs barbelés et des portails blindés, à Ikoyi ou Victoria Island, soit on vivote à 12 000 nairas par mois et on habite, au mieux, Ikeja, au pire, la cité sur pilotis qui mange peu à peu la lagune, sous la fumée bleue des fours à bois aimantée par l’eau stagnante.
Lagos produit mais surtout vend, de tout, pour tous, à tous les prix. Celui qui achète sa télévision à écran plasma à 1,4 million de nairas donne aussi 10 nairas au gamin loqueteux qui lui lave son pare-brise dans un go-slow. C’est le prix. Preuve que l’on peut tirer parti de tout, les embouteillages géants de la ville sont lieux d’activité intense d’une foultitude de petits marchands. On s’y procure des piles électriques comme des montres, des cravates, des horloges et des machettes, des savons et des bacs à glaçons, des téléphones filaires et les inévitables CD piratés aux quatre coins du continent. On n’y meurt pas de soif grâce aux vendeurs de soda et d’eau minérale. Pour la faim, on peut même choisir son menu : noix en tout genre, bananes séchées, beignets, pop-corn… Une profusion qui ne ressemble pourtant à rien, comparée à Jankara market, où sont collées-serrées des milliers d’échoppes. Du vrai, du faux, du clinquant, de l’authentique, farine compactée en comprimés genre paracétamol et poudre de corne de rhinocéros ou venin de serpent, pour les médicaments traditionnels.
Ces produits-là sont évidemment hors de prix, alors que se soigner n’est pas une priorité. Au Nigeria, quand la mort passe, elle laisse des traces. Les Français, qui aiment les chiffres, osent de redoutables statistiques, dont Lagos a sa confortable quote-part : trois cent mille morts par an dans les accidents de la route, cinq cent mille du sida, un million du paludisme. Que pèsent donc les huit victimes des bagarres du 12 avril, jour des élections législatives ? Ou même les dix mille tombées dans les émeutes interethniques ou religieuses, au cours des quatre ans de mandat du président Obasanjo.
L’insécurité n’est pas un argument électoral. Certes, la période actuelle est considérée comme celle de tous les dangers, et ceci jusqu’à la proclamation – et l’acceptation par tous – des résultats de la présidentielle, tenue le 19 avril. Mais si des affiches appellent au calme : « 2003, l’année des élections pacifiques », c’est plutôt par souci politique, pour tenter d’influencer d’éventuels émeutiers, pas pour lutter contre une violence qui fait presque partie des moeurs.
Lagos, ville dangereuse ? Oui, indubitablement. Le scénario est tragiquement banal : attaque, vol, quelquefois viol, souvent assassinat. Nul n’y échappe, ni les entreprises, ni les villas cossues, encore moins les maisons modestes ou les carcasses pourries qui servent de bus collectifs. C’est la règle, le lot commun qui n’émeut personne et ne vaut même pas un entrefilet dans les tabloïds. Cette fréquence a engendré la crainte, mais aussi l’indifférence, et rares sont les victimes secourues par les témoins de l’agression, même si celle-ci a lieu dans la voiture d’à côté dans un go-slow. Les riches Nigérians et les Blancs en font une véritable psychose, qui empoisonne les relations sociales – il faut rentrer de bonne heure – mais donne du boulot à tous les « mopols », les mi-flics mi-soldats armés qui font du gardiennage. Il n’y en a pas moins de dix-neuf pour les quarante-quatre chambres de l’hôtel Sofitel. L’attaque qu’il a subie il y a huit mois a fait un mort. Par ailleurs, on ne s’aventure pas dans certains quartiers. Surtout la nuit. Sous le pont d’Oshodi, où vivent les plus pauvres d’entre les plus pauvres, on peut disparaître à jamais sans laisser de trace. Les histoires les plus folles circulent. Qui n’a pas entendu parler de meurtres rituels, de corps sans tête retrouvés au petit matin sur les plages ? Rumeurs certainement pas sans fondement, si l’on en croit le gouverneur de Lagos, Bola Tinubu. À la mort du roi traditionnel local, il a conseillé à ses compatriotes de ne plus sortir de chez eux la nuit, pendant quelque temps.
Encore faut-il pouvoir arriver chez soi avant la tombée de la nuit. C’est presque un luxe. Monday, chauffeur à l’Alliance française, a été « déguerpi », autrement dit expulsé de sa petite maison de Victoria Island, pour cause de spéculation immobilière. Au lieu de trente minutes, il a maintenant plus de trois heures de transport dans cinq autobus différents pour se rendre à son travail. Le soir, c’est pire. De nombreux travailleurs sont dans ce cas, car les quartiers d’habitation populaires sont situés dans le nord de l’agglomération, loin du port, des usines, des administrations, du quartier des affaires. D’où les nombreux bus brinquebalants, la pollution, les effrayants embouteillages.
Pourtant la vie va, et tout le monde cohabite. Deux cent cinquante ethnies sont ici rassemblées, soit autant de langues, de coutumes, de modes de vie, de valeurs, de croyances. Et Lagos compte des habitants heureux. Surtout s’ils ont résolu la quadrature du cercle : travail, logement, transport, sécurité. Ceux-là ne supportent pas les villes plus tranquilles du continent. La vrai vie c’est Lagos ou New York City, la ville-qui-ne-dort-jamais. La fréquente référence aux États-Unis met au jour la « schizophrénie » des intellectuels et des Beautiful People, nom local des gens fortunés qui, ici, ne sont pas forcément des « nouveaux riches », mais peuvent être issus de la vieille bourgeoisie locale, opulente, raffinée et urbaine, présente dans la région depuis le XIXe siècle. Ils souffrent d’un manque terrible de reconnaissance, alors même que leur discours est particulièrement cruel envers leur pays. Cela donne une réaction passée à l’état de comportement : eux seuls détiennent le droit de dénigrer. Celui qui surenchérit se voit immédiatement remis à sa place, fût-elle d’Occidental, avec arrogance. Hautain et sûr de lui, riche de 120 millions de compatriotes et de milliards de barils de pétrole, un vrai Lagosian n’a besoin de personne pour le secourir. Prompt à s’enflammer, il l’est aussi à oublier. C’est sa séduisante et vénéneuse ambivalence.

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