Yazid Sabeg un patron français

Dirigeant d’une grande entreprise spécialisée dans l’informatique militaire et hommed’influence, il milite pour l’égalité des chances entre citoyens de toutes origines.

Publié le 21 mars 2005 Lecture : 5 minutes.

Il ne roule pas les r, s’exprime dans un français châtié et raisonne avec une logique toute cartésienne. Alors, ne lui dites surtout pas qu’il est un « patron d’origine berbère », Yazid Sabeg déteste ça. « Ça ne veut rien dire et c’est réducteur, s’insurge-t-il. J’ai des racines en Algérie, que j’aime, mais mon pays, c’est la France. » Fermez le ban. Quant à l’horrible expression « Arabe de service »… « Je veux bien être le Français de service, mais Arabe de service, c’est carrément insultant ! D’ailleurs, parler de moi n’est pas très intéressant. J’ai 54 ans et j’ai réussi ma vie, c’est tout. » Bref, il accepte de parler de son itinéraire, pas de ses origines.
Chef d’entreprise, Yazid Sabeg est marié et père de trois enfants, tous inscrits dans de grandes écoles. Docteur en économie, il a commencé sa carrière en 1973 à la BAD, une filiale du Crédit Lyonnais, avant de fonder un fonds d’investissement (Euris) puis de prendre la direction générale de la compagnie industrielle et financière Quadral. Il sera le plus jeune conseiller chargé des restructurations industrielles dans le cabinet de Raymond Barre, à l’époque (1976-1981) où celui-ci dirigeait le gouvernement. Il est aujourd’hui à la tête du groupe Communication et Systèmes (CSEE), spécialisé dans l’informatique militaire. Il emploie plusieurs milliers de salariés et réalise un chiffre d’affaires de 400 millions d’euros.
Paradoxalement, c’est moins à sa carrière de brillant industriel qu’à un engagement militant lié à ses origines qu’il doit sa notoriété. Car il a beau exhiber sa carte identité française, banaliser son parcours, affirmer que son arbre généalogique est désormais « à inventer parce qu’il est celui de ses enfants », son action est aussi, par la force des choses, motivée par des préoccupations communautaires. Le 11 septembre 2001 est passé par là… Du jour au lendemain, ses enfants, pourtant élevés comme des petits Français de souche – catéchisme compris -, sont pris à partie dans leur collège – qui est pourtant loin d’être un établissement à problème. On leur fait clairement comprendre qu’ils ne sont que des étrangers et que leur place est en Algérie. Du coup, Sabeg et les siens se retrouvent « musulmans dans le regard des autres ». Alors qu’ils ne connaissaient pas davantage l’islam que leurs voisins de palier ! Ce pénible épisode marque la naissance d’un nouveau Yazid Sabeg, préoccupé par la contradiction entre ce qu’il est – ou se veut être – et l’image que la France lui renvoie. Entre le passé de ses ancêtres et le devenir de ses enfants.
Il prend alors conscience de « ce qui ne va pas » dans son pays d’adoption. La France ne reconnaît pas les races, se veut assimilatrice, mais rechigne à parler « d’un Français asiatique » ou d’un « Arabe français », préférant l’expression « jeune issu de l’immigration ». Elle refuse de reconnaître des droits spécifiques aux minorités, mais ne cesse de les désigner comme telles. Elle se drape dans l’étendard de la liberté mais accepte difficilement la différence. Elle exalte l’égalité, mais l’accorder à un étranger lui pose un évident problème. Schizophrénie ?
Le diagnostic établi, reste à soigner le mal. Sabeg franchit le Rubicon et se lance sur la scène politico-médiatique, où son physique imposant, sa parole limpide et ce mélange de flegme oriental et de volonté implacable qui le caractérise ne passent pas inaperçus. Sur ce terrain aussi, son sérieux, son appétit de travail (« Je suis comme Proust, dit-il, je n’aime pas dormir ») et son carnet d’adresses (« il est toujours très utile d’avoir de bons amis, non ? ») constituent de précieux atouts.
Il fonde la Convention laïque pour l’égalité des chances (CLE) et rédige un rapport sur « Les oubliés de l’égalité des chances » que publie l’Institut Montaigne, un think-tank fondé par Claude Bébéar qui regroupe des grands patrons et des intellectuels libéraux. Ses objectifs sont clairs : faire en sorte qu’aucun enfant ne soit victime de discriminations à cause de ses origines ; assumer le fait d’être musulman de culture ; identifier et désigner publiquement les inégalités pour mieux les corriger ; convaincre la France que son modèle républicain est dépassé et qu’il lui faut se poser la question de l’identité.
Ce rapport sera prolongé par un livre écrit à quatre mains avec Yacine, son frère. Son titre : La Discrimination positive. Il y recense toute une série de formules d’intégration inopérantes, de discriminations bien réelles, de symptômes avérés d’une France à deux vitesses, « l’une blanche, l’autre stigmatisée et ethnicisée ». Et il propose comme solution la « discrimination positive », une notion qui, importée des États-Unis (la fameuse affirmative action), a quelque mal à s’acclimater en France. Il s’agit pourtant, selon Sabeg, d’un mécanisme volontariste, sans doute, mais très efficace pour combattre les inégalités : « Il existe des quotas dans de nombreux domaines, pourquoi n’y en aurait-il pas pour favoriser la promotion des musulmans ? La discrimination positive, c’est prendre à ceux qui ont le plus pour donner à ceux qui ont le moins, introduire des principes d’équité dans le monde de l’entreprise, mettre en place des dispositions législatives pour assurer l’égalité des chances. C’est le meilleur moyen de réduire la fracture ethnique. » Dans la foulée, il propose l’instauration du CV anonyme, disposition qui figure dans la « Charte de la diversité » qu’il réussit à faire adopter par quarante-deux grandes entreprises. L’objectif est évidemment d’empêcher qu’une demande d’emploi ne finisse à la poubelle pour le seul motif que son auteur se prénomme Hamid ou Fatima.
Les idées de Yazid Sabeg ne laissent pas indifférents et séduisent, par exemple, deux hommes politiques aussi différents que Nicolas Sarkozy et Jean-Pierre Chevènement. Elles irritent aussi, mais qu’importe, elles font débat. Sabeg sait que les relais les plus efficaces ne sont pas les politiques, « parce qu’ils ont peur du Front national », mais le mouvement social, l’opinion, les intellectuels, le monde de l’entreprise et des médias. L’industriel fortuné qu’il est entend peser de son poids pour faire avancer des dossiers de société que de petites associations s’épuisent en vain à défendre depuis des décennies. Ami de nombreux hommes politiques, de Pierre Méhaignerie à Laurent Fabius, d’Élisabeth Guigou à Serge Dassault et à Philippe Douste-Blazy, il a le pouvoir de taper du poing sur la table pour faire entendre la voix des immigrés. Dominique de Villepin, le ministre de l’Intérieur, l’a pressenti pour présider la Fondation pour l’islam de France qu’il souhaite mettre en place cette année. Son collègue Jean-Louis Borloo vient de lui proposer de réaliser une étude sur le « contrat intermédiaire et le retour de l’emploi ». Enfin, depuis le 28 janvier, Sabeg préside la Commission Démographie et Immigration.
Il aura donc fallu un Berbère français pour éveiller la France à ses contradictions, lui montrer du doigt ses impasses. C’est ainsi, sans doute, que les nations évoluent. Quand d’autres auront repris le flambeau, Yazid Sabeg passera à autre chose. À l’écriture d’un roman, par exemple. Une autre façon de se colleter aux imaginaires.

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