Sous le türban, une femme de tête
À la fois féministe et traditionaliste, intelligente et prude, l’épouse du Premier ministre turc est tout sauf une potiche. Certains s’inquiètent même de son rôle politique, à leurs yeux excessif.
Il y a un an, tout sourires et de satin vêtue, Emine Erdogan, l’épouse du Premier ministre turc, a pris le thé à la Maison Blanche avec Laura Bush. Les deux femmes se sont longuement entretenues de l’importance des valeurs familiales, de l’éducation des enfants et de la religion. Nul doute que la chrétienne (méthodiste) et la musulmane (sunnite traditionaliste) se soient trouvé un point commun : un solide conservatisme.
Pour une Amérique toujours prompte à citer la Turquie laïque et démocratique en exemple aux États d’une région qu’elle souhaite remodeler selon ses voeux, Emine est « idéalement placée pour prouver que piété et modernité peuvent aller de pair ». Mais tout le monde ne l’entend pas de la même oreille que le Los Angeles Times. Surtout en Turquie, où Emine hanim [Mme Emine] n’est pas toujours en odeur de sainteté. Elle est même, pour certains, une honte nationale. Pourtant, elle n’a accordé aucune interview depuis deux ans que Recep Tayyip Erdogan, son mari, est aux affaires. « On peut lui serrer la main, mais pas lui poser de questions », précise son assistante. Ses amies, comme Sibel Eraslan, figure du féminisme islamiste et éditorialiste au journal Vakit, ne laissent filtrer aucune information. Bref, Emine est un mystère. Mais aussi un symbole.
Or certains symboles sont plus éloquents qu’un long discours. Pour Mme Erdogan, c’est le foulard dont elle est toujours coiffée. Il n’a rien à voir avec le traditionnel basörtüsü, que de nombreuses Turques, surtout dans les régions rurales, portent négligemment noué. Il s’agit d’un türban, un voile islamiste qui dissimule les cheveux. Les militaires et l’establishment kémaliste y voient une atteinte au principe de laïcité institué dans les années 1920 par Atatürk, le fondateur de l’État moderne. Et les Turcs, dans l’ensemble très attachés à ce principe, n’apprécient guère de se voir représentés, dans leur pays comme à l’étranger – en particulier dans cette Union européenne dont ils espèrent faire un jour partie -, par une épouse de Premier ministre manquant à la neutralité qui devrait prévaloir au sein des institutions de l’État.
Le camp laïc s’est radicalisé depuis la victoire du Parti de la justice et du développement (AKP) aux législatives de novembre 2002. Il soupçonne le gouvernement, de centre-droit mais issu de l’islamisme, de masquer ses véritables intentions. Comme toutes les épouses de ministres ou de députés AKP voilées, Emine Erdogan n’est conviée à aucune cérémonie officielle. Pas de fête de la République, le 29 octobre, ni de réception à la Çankaya, le siège de la présidence, où le chef de l’État, Ahmet Necdet Sezer, l’a déclarée persona non grata… L’humiliation infligée à son épouse l’est aussi, par ricochet, au Premier ministre lui-même. Interrogé sur la réaction d’Emine, Erdogan, soucieux d’éviter une polémique avec le président Sezer, a sobrement commenté : « Mettez-vous à sa place et tirez-en vos conclusions. Mais nous souffrirons en silence et continuerons à servir le pays. »
« Emine est le vrai visage de la Turquie », s’insurge Hidayet Sefkatli Tuksal, qui dirige une association de défense du foulard. Sans aller jusque-là, bon nombre de laïcs « modérés » jugent excessif l’ostracisme qui frappe Mme Erdogan. Le chef du gouvernement (à l’époque maire d’Istanbul), qui, en 1999, purgea une peine de quatre mois de prison pour avoir récité un poème « incitant à la haine religieuse et raciale » et fut écarté de la vie politique jusqu’en mars 2003, fut longtemps le plus exposé. Les succès qu’il remporte le protègent aujourd’hui des attaques les plus vives : une date a été fixée pour l’ouverture de négociations d’adhésion avec l’UE, des réformes démocratiques ont été adoptées, le redressement de l’économie se confirme… Rien d’étonnant à ce que ses adversaires cherchent à l’atteindre à travers son épouse.
Mais qui est vraiment Emine Erdogan ? Beaux yeux bruns, traits fins et décidés, elle passe pour une femme réfléchie, intelligente et qui – plus surprenant – ne manque pas d’humour. Elle-même se décrit comme « très romantique » et « plus susceptible » que son mari. D’une apparence plutôt austère – jupe longue et chemisier serré aux poignets -, tempérée depuis peu par un certain penchant pour le luxe, elle donne une impression de dignité. Son visage grave, parfois sévère, laisse entrevoir un tempérament bien trempé. Mise en confiance, Emine peut néanmoins se montrer enjouée, voire complice comme avec Natacha Caramanlis, l’épouse du Premier ministre grec, une blonde plutôt sexy. Ses deux filles (elle a aussi deux fils) portent le türban, mais leur mère se défend de le leur avoir imposé. Ledit türban étant interdit dans les universités turques, les jeunes femmes ont été contraintes de poursuivre leurs études aux États-Unis.
Emine est originaire de la région de Siirt, dans le Sud-Est anatolien. Elle vient d’un milieu à la fois très pieux et très modeste : sa mère était analphabète, et son père n’aurait fréquenté l’école que pendant deux ans. Emine est née il y a quarante-neuf ans à Istanbul, dans le quartier de Fatih, un bastion islamiste. Élève dans une école féminine des arts ménagers, la jeune fille met un terme à ses études pour des « raisons familiales. » Un jour, au retour d’un bal – qui sera son dernier -, son frère aîné la gifle et lui ordonne de se voiler. Désespérée, elle songe au suicide. C’est du moins ce qu’elle a confié à Gülay Atasoy, auteur d’un livre sur le port du voile. « J’avais 15 ans à l’époque. Il était normal que je résiste. Aujourd’hui, je me sens bien comme je suis. »
Les rares interviews qu’elle a accordées – dans les années 1994-1996 – la révèlent profondément attachée aux valeurs familiales, jalouse de son intimité – mais pas, dit-elle, des groupies de son mari – et plus encline à épauler ce dernier dans l’exercice de ses fonctions qu’à faire la cuisine. Bref, une femme bien plus engagée dans la vie publique que dans la marche de la maisonnée. Tout sauf une potiche !
En 1978, lorsqu’elle épouse « Tayyip », dont elle est très éprise, elle épouse aussi ses idées. Sans réserve. Il est vrai qu’elle milite à l’époque à l’Association des femmes idéalistes, proche du Selamet (MSP), le parti islamiste fondé par Necmettin Erbakan. Et que c’est au cours d’un meeting de ce parti qu’elle a rencontré son futur mari. Dès le départ, elle accepte de sacrifier à la cause une partie de leur vie de famille. L’écrivain féministe et islamiste Sule Yüksel Senler, pas peu fière d’avoir été à l’origine de la rencontre du couple Erdogan, a livré au journal Tercüman, plutôt favorable à l’AKP, sa version d’un coup de foudre trop proche du roman-photo pour ne pas paraître rétrospectivement un peu « arrangé » (voir encadré).
Quoi qu’il en soit, « Tayyip a un immense respect pour sa femme », confirme-t-on au siège de l’AKP. Et une confiance absolue. La preuve, elle a supervisé la liste des candidats du parti aux élections municipales de mars 2004. Favorable à une participation plus active des femmes à la vie politique, Emine a d’ailleurs déploré qu’elles y soient insuffisamment représentées. Elle souhaite également « abattre le mur d’incompréhension entre femmes voilées et non voilées » et dénonce les crimes d’honneur comme des « actes odieux ». Quant aux tortures infligées par des soldats américains aux prisonniers irakiens de la prison d’Abou Ghraib, elles l’auraient, dit-on, fait pleurer.
Tout le monde s’accorde sur ce point : Emine Erdogan a une grande influence sur son Premier ministre de mari. Et c’est là, justement, que le bât blesse. Pour les kémalistes pur sucre, qui persistent à douter de la sincérité d’Erdogan, son épouse est la preuve vivante que rien n’a changé. Ils lui prêtent donc une influence d’autant plus pernicieuse qu’elle s’exerce dans le plus grand secret.
Les rumeurs vont bon train. Invérifiables. Emine serait à l’origine de toutes les « mauvaises » idées du Premier ministre, les plus rétrogrades ou les plus tendancieuses. En septembre 2004, par exemple, elle aurait convaincu son mari de rendre l’adultère passible d’une peine de prison. Cette disposition, qui s’inscrivait dans le cadre d’une réforme du code pénal encouragée par l’Union européenne, avait provoqué une tempête de protestations dans les pays membres, contraignant Erdogan à retirer piteusement cet amendement. On raconte que la prude Emine aurait soufflé cette fausse bonne idée à son époux après avoir recueilli un concert de doléances d’épouses de députés AKP exaspérées par la bigamie de leurs conjoints (qui contractent un second mariage, non reconnu par la loi turque, devant un imam).
De même, on se gausse volontiers d’« Emine-le-père-Noël » qui, pendant le ramadan, se rend dans les quartiers pauvres à bord d’une limousine pour distribuer des cadeaux aux familles défavorisées. Écrasant une larme au récit d’une existence trop dure, elle enjoint, dit-on, aux pères de famille d’envoyer leurs filles à l’école et de modérer leur consommation d’alcool – un conseil avisé, certes, mais politiquement orienté. Lorsqu’il était maire d’Istanbul, dans les années 1990, Erdogan avait tenté d’interdire la vente de boissons alcoolisées dans des locaux de la ville ou à proximité des mosquées…
Le quotidien Zaman aura beau vanter le courage d’Emine lorsque, en visite dans un orphelinat de Kuala Lumpur, en pleine épidémie de Sras, elle brave le risque de contagion en embrassant des enfants (il est vrai que le risque était limité : seuls sept cas de Sras ont été recensés en Malaisie), la presse kémaliste, elle, souligne que la plupart des voyages qu’elle accomplit en compagnie de son époux ont pour destination des pays où son voile islamiste ne trouble personne : les États-Unis, peu regardants en la matière, ou les pays musulmans (la Malaisie, en juillet 2003 ; l’Iran, un an plus tard). On suggère qu’elle aurait renoncé au dernier moment à accompagner son mari à Paris, en juillet 2004, pour protester contre l’adoption par la France d’une loi interdisant le port ostensible de signes religieux à l’école. D’autres insinuent que le président Chirac, peu désireux de donner des arguments aux adversaires de l’entrée de la Turquie dans l’UE, aurait suggéré à Erdogan de venir seul.
Le but de ces rumeurs est double : montrer une Emine dont la compassion s’apparente moins à une charité désintéressée qu’à de la propagande politique, et suggérer au peuple, dont elle se prétend proche, que sa modestie est affectée. Il est vrai que l’évolution de ses toilettes – de plus en plus chic, tout en restant « islamiquement correctes » – et, surtout, le faste avec lequel ont été célébrées les noces de deux des enfants Erdogan, en présence de plusieurs milliers de convives, dont le roi Abdallah de Jordanie, le président pakistanais Pervez Musharraf, le président du Conseil italien Silvio Berlusconi et le couple Caramanlis, montrent que le goût du pouvoir a tendance à l’emporter sur l’ascèse. Mais, pour de nombreux observateurs du « phénomène AKP », cet embourgeoisement correspond à l’enrichissement et à l’ascension sociale d’une classe qui, lasse d’être rejetée, prend enfin sa revanche et, du même coup, se « normalise » sur le plan politique. Loin de s’en plaindre, ne devrait-on pas s’en réjouir ?
Le couple Erdogan a donc mis beaucoup d’eau dans son thé. L’emprisonnement de « Tayyip », en 1999, y est sans doute pour beaucoup. Tous deux serrent désormais la main des personnes du sexe opposé. Et lorsqu’en juillet 2004, lors de la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques d’Athènes, Costas Caramanlis embrassa Emine sur les deux joues, elle s’empressa d’expliquer à ses partisans indignés par tant d’audace qu’il n’y avait là rien de mal.
Les inhibitions d’antan cèdent peu à peu le pas au pragmatisme. Le fait qu’elle ne s’épanche jamais dans la presse, fût-ce pour se plaindre des avanies qu’on lui inflige, place plutôt Emine Erdogan en position de force, même si elle reste très vulnérable. Comme le résume une ancienne députée, Nazli Ilicak : « À sa manière subtile, elle reste un excellent politicien. »
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