Soro perd-il le nord ?

La crise l’a révélé. Mais deux ans et demi après l’éclatement du conflit, le leader de la rébellion cristallise reproches et accusations. Son capital s’amenuise. Enquête sur une icône écornée.

Publié le 21 mars 2005 Lecture : 8 minutes.

Accrochage, le 28 février, entre éléments des Forces nouvelles (FN, ex-rébellion) de Guillaume Soro et miliciens du Mouvement ivoirien de libération de l’ouest de la Côte d’Ivoire (Miloci) ; redéploiement et mise en alerte maximale des troupes de l’ex-rébellion le long de la zone de confiance ; arrestation, le 11 mars, d’un suspect de nationalité néo-zélandaise estampillé mercenaire à la solde du régime d’Abidjan ; lancement, le 24 mars, d’une campagne par les « Jeunes patriotes », partisans du président Laurent Gbagbo, pour le départ des forces françaises à l’expiration de leur mandat, le 4 avril prochain…
Il ne se passe pas de jour sans qu’une initiative impromptue, une provocation, un propos de trop ne vienne menacer de remettre le feu aux poudres en Côte d’Ivoire. Et rien n’y fait. Ni la menace de sanctions du Conseil de sécurité des Nations unies, réuni le 11 mars pour constater, à moins de huit mois de la présidentielle d’octobre, le blocage de la situation et laisser entendre que dix-huit mois sont peut-être nécessaires à la préparation d’un tel scrutin. Ni la médiation du président sud-africain Thabo Mbeki, engagée depuis quatre mois, qui a décidé de réunir d’ici à la fin mars à Pretoria les principaux protagonistes : le chef de l’État Laurent Gbagbo, l’ancien président Henri Konan Bédié, du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), l’ex-Premier ministre Alassane Ouattara, du Rassemblement des républicains (RDR), Guillaume Soro, secrétaire général des FN, et le Premier ministre de « consensus », Seydou Elimane Diarra.
Il s’agit pour Mbeki de rester dans les délais constitutionnels de la présidentielle « ouverte à tous » prévue en octobre prochain et de procéder au désarmement. Soro ne veut pas entendre parler de déposer les armes aussi longtemps que le volet politique des réformes n’aura pas été adopté dans la lettre et l’esprit de Marcoussis et d’Accra III. Le Comité de suivi des accords de paix de Marcoussis (signés en janvier 2003) a adressé dans ce sens une lettre au président de l’Assemblée nationale. Il demande à Mamadou Koulibaly la « révision et la relecture » des lois votées en décembre dernier. Bédié et Ouattara ne disent pas autre chose que leur jeune compatriote de l’ex-rébellion. Mais ils ne le font pas les armes à la main.
De tous les adversaires de Gbagbo, Soro se veut le plus vigilant, le plus intransigeant et le plus obstiné. À croire qu’il incarne à lui seul toute l’opposition. Comme si la crise se réduisait à une équation à deux variables : Gbagbo et Soro. Lequel Soro a toujours une touche d’avance sur Ouattara ou Bédié, toujours un mot plus haut que l’autre, toujours un ton au-dessus de celui des autres. L’État tarde-t-il à organiser les cours dans les zones que contrôle l’ex-rébellion ? Voilà Soro qui met en place un système D pour que les élèves aillent en classe. Le pouvoir refuse à l’ONU, dans le cadre du programme DDR (Désarmement, démobilisation, réinsertion), la formation de policiers pour prendre en charge la sécurité des populations ? Il lance un projet d’académie de police.
Le système bancaire est-il en panne, essentiellement du fait de ses camarades armés qui ont pillé les succursales de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest ? Il concocte un projet de banque. Idem pour une loterie, une caisse d’épargne, une maison d’assurance… Il a également restructuré les Forces armées des Forces nouvelles (FAFN) et leur état-major que dirige le colonel Soumaila Bakayoko avec, comme adjoint, le sergent Issiaka Ouattara, dit Wattao. Il a nommé de nouveaux commandants de zone (qu’on a vite fait d’assimiler à des préfets à Abidjan) et organisé en février dernier, comme en 2003, un forum économique et social pour faire face aux problèmes de santé et d’éducation. Il a mis en place une sorte d’administration et une brigade économique pour encadrer les opérateurs.
Chantage au président Gbagbo ou reprise en main ? Une certitude : Soro n’entend pas laisser les coudées franches au chef de l’État. De même, il a besoin de serrer les rangs de ses troupes. Il a une peur quasi obsessionnelle que son mouvement ne soit infiltré, il craint aussi que les pro- « IB » (du nom du sergent-chef Ibrahim Coulibaly auquel d’aucuns accordent la paternité de la rébellion) ne finissent par le débarquer. Ces derniers, qui ont enregistré de très lourdes pertes dans les sanglants affrontements de juin 2004, sont encore pourchassés, si l’on en croit certaines associations de défense des droits de l’homme. Pour autant, l’homme fort de Bouaké, au début de la rébellion comme aujourd’hui, ne parle pas de sécession, mais d’obligations vis-à-vis des populations, enjeu d’une partie de poker menteur.
Dans un livre écrit avec le journaliste béninois Serge Daniel, correspondant de Radio France internationale à Bamako et fin connaisseur de la rébellion, à paraître à la fin de mars chez Hachette, Soro évoque volontiers une fédération et non une sécession. Mais la partition est là. De fait. Avec cette zone de confiance, comme une balafre, dont il confesse volontiers ne pas s’accommoder. Il le répète de conclave en sommet, de Paris à Pretoria, en passant par Accra, Dakar, Addis-Abeba, Libreville, Ouagadougou, Bamako ou Abuja. Partout… Mais au fil du temps et de ces différentes étapes, c’est la confusion, la polémique, la surenchère et l’incertitude qui gagnent. Car Soro en fait peut-être un peu trop. Assez en tout cas pour donner le sentiment de dilapider son capital de sympathie.
Deux ans et demi de pourparlers et de conciliabules ont écorné l’icône. La crise qui l’a révélé sinon à ses compatriotes, du moins au reste du continent semble lui avoir brûlé les ailes. Le leader étudiant de la fin des années 1990 éprouve quelque mal à devenir un dirigeant politique. Il n’a pu transformer en parti une rébellion militaire ni convertir des chefs de guerre et autres soldats de fortune en vrais militants. Il présentait pourtant des dispositions pour passer à la politique, forgées tout au long des années de lutte à la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci). Mais le passage s’est révélé ardu pour celui dont le nom fut prononcé pour la première fois, le 14 octobre 2002 à Bouaké, par l’adjudant Tuo Fozié et le sergent Chérif Ousmane, les deux premiers visages connus de la rébellion. Même si, au début, l’audace et la cohérence du discours ont pu séduire nombre de chefs d’État venus au secours de la Côte d’Ivoire.
Jusqu’à sa disparition, le 5 février dernier, le président Gnassingbé Eyadéma, qui a accueilli les premières négociations interivoiriennes, a manifesté une tendresse quasi paternelle au chef de file des insurgés de Bouaké. Son homologue sénégalais, Abdoulaye Wade, artisan du cessez-le-feu du 17 octobre 2002, également, qui l’a encore reçu début mars à Dakar. En marge du sommet de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), en décembre 2002, dans la capitale sénégalaise, le Nigérian Olusegun Obasanjo a étouffé, après une intervention de Soro, un bravo qui aurait pu paraître incongru à certains de ses pairs. Avant de soupirer : « La confiance de ce garçon est tellement contagieuse. » À la rencontre de Kléber, fin janvier 2003 à Paris, alors que les postes du gouvernement de réconciliation nationale étaient en discussion devant Gbagbo, Chirac, Kofi Annan, Seydou Elimane Diarra, Bédié, Ouattara, le Gabonais Omar Bongo Ondimba s’est exclamé : « Mais il est malin le petit !… Tu es gourmand, il faut en laisser [des ministères, bien sûr] aux autres… » Comme un père qui rabroue son enfant.
C’est que Soro est jeune (34 ans le 8 mai) et brillant, il a du talent et du bagout aussi, il n’a pas froid aux yeux, il a le goût du contact, un côté enjoué et volontiers goguenard. Et cela a plu, d’autant qu’il aimme plaisanter et sait faire rire. Kofi Annan, par exemple, quand il l’interpelle ainsi au sommet d’Accra, à la fin de juillet 2004 : « Monsieur le Secrétaire général, ne me laissez pas comme ça, sans travail. Il faut demander qu’on me remette à mon poste. Je veux rester ministre. J’aime ça. » Chez lui, le corps pourtant rond refuse souvent d’enrober le verbe. Il est direct. Bédié l’a appris à ses dépens, qu’il a violemment pris un jour à partie : « L’ivoirité et toutes les conneries, c’est vous… »
Ses flèches ne ratent pas non plus le Premier ministre Diarra auquel il reproche son manque de fermeté face à Gbagbo. Lui, il est trop rigide, notamment pour les Français. Si le ministère des Affaires étrangères – surtout du temps de Dominique de Villepin – garde le contact avec lui, la cellule africaine de Jacques Chirac préfère lui faire parvenir des messages par l’intermédiaire de Ouattara, l’un des hommes en qui Soro a le plus confiance. Et il n’est pas rare que d’autres chefs d’État demandent au leader du RDR de jouer de son influence sur le numéro un de l’ex-rébellion, qui perd de plus en plus le nord, selon eux.
La compréhension qu’ils lui manifestaient s’estompe. Son intransigeance les agace aujourd’hui. Le président Blaise Compaoré, accusé par Abidjan d’avoir soutenu les rebelles au point de voir ses relations avec Gbagbo durablement détériorées, a pris ses distances. À Ouaga, on n’est plus loin de penser que les Forces nouvelles se criminalisent, qu’elles sont en train de devenir une mafia. John Kufuor, qui n’a eu de cesse d’accueillir conclave sur conclave dans sa bonne capitale d’Accra, a passé le témoin à Mamadou Tandja. Mbeki, qui a hérité du dossier, début novembre dernier, au lendemain du bombardement du nord du pays par l’aviation de l’armée gouvernementale, montre des signes d’irritation. Il a peu apprécié que les représentants des Forces nouvelles au gouvernement aient boycotté le Conseil des ministres extraordinaire réuni le 11 janvier à Yamoussoukro – alors qu’il l’avait suggéré à Gbagbo et fait le déplacement. Une politique de la chaise vide que Soro et ses camarades ont reprise depuis novembre, après l’avoir déjà appliquée trois mois durant, de septembre à décembre 2003.
Le président sud-africain a d’autant moins compris cette attitude qu’il a reçu plusieurs fois Soro à Pretoria, a pris le temps de l’écouter, lui a rendu visite dans son fief de Bouaké… La surenchère et les oukases du camp présidentiel suffisent-ils à justifier une telle posture ? En tout cas, celle-ci brouille l’image de l’ancien Robin des Bois du campus d’Abidjan, déjà ternie par les nombreux rapports, dont celui de l’ONU, sur les crimes et autres manquements aux droits humains dans cette partie du pays – comme dans d’autres, d’ailleurs. Et la descente aux enfers pourrait durer, qui ferait perdre le Nord à tout le monde. À Soro comme aux autres.

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