Samir Frangié : « Assad n’a pas compris que le monde a changé ! »

Avenir du mouvement contre l’occupation syrienne, organisation des prochaines élections, rôle de Damas et du Hezbollah… Le porte-parole de l’opposition s’explique.

Publié le 21 mars 2005 Lecture : 6 minutes.

Politologue, journaliste et écrivain venu des rangs de la gauche démocratique, Samir Frangié fait aujourd’hui office de porte-parole de l’opposition libanaise. Mais son rôle va très au-delà de la rédaction des « communiqués conjoints » et autres « comptes rendus du comité de suivi » qui se sont multipliés depuis la mort de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, le 14 février. C’est lui qui, le plus souvent, dirige et arbitre les débats au sein de l’opposition. Grâce à son prestige intellectuel et parce qu’il est toujours resté extérieur aux conflits islamo-chrétiens ou interchrétiens. Lui-même fait partie d’une grande famille de chrétiens maronites du nord du pays qui a ses martyrs (Tony Frangié, assassiné en 1978 avec sa femme et sa petite fille) et ses notables (Suleimane Frangié, ministre de l’Intérieur du gouvernement prosyrien d’Omar Karamé), mais le poids de son clan ne l’empêche pas d’être un homme de contacts et d’ouverture. Depuis 2001, il fait partie du groupe dit Kornet Chahwane, créé sous l’égide du cardinal Nasrallah Sfeir, le patriarche maronite, qui appelle au dialogue avec les musulmans. Au mois de juin 2004, il a été à l’origine de la publication du Manifeste de Beyrouth, sorte de mea-culpa collectif qui peut servir de préambule à la rénovation politique et sociale du Liban. Entretien.

Jeune Afrique/l’intelligent : Les militants qui poursuivent leur sit-in place des Martyrs, à Beyrouth, se plaignent de l’inertie des politiques. Omar Karamé, le Premier ministre démissionnaire, vient d’être renommé à son poste par le chef de l’État. N’assiste-t-on pas à la remise en cause des acquis du « mouvement » ?
Samir Frangié : En aucun cas. La nomination de Karamé n’est rien d’autre que l’aveu d’un échec, d’une paralysie du pouvoir. Le fruit de l’entêtement des Syriens, plus encore peut-être qu’une provocation. Car ne nous y trompons pas : nous sommes entrés dans une crise de régime.
J’ai été informé de l’assassinat d’Hariri par un coup de téléphone, à Paris, alors que je m’apprêtais à regagner Beyrouth. Pendant toute la durée du vol, j’ai remâché mon angoisse. Je me disais : « Ils ont décapité l’opposition, ils vont maintenant terroriser le pays. » Dès mon arrivée, j’ai compris que j’avais tort. L’émotion soulevée n’est pas de celles qui retombent après quelques jours : il s’agit bien d’une sorte de révolution. Et il sera difficile de revenir en arrière. L’opposition avait certes préparé le terrain, mais, le 14 février, elle s’est bornée à donner le ton. Ce sont les gens qui ont tout fait, en offrant ce spectacle incroyable de la tradition des prières musulmanes et chrétiennes rencontrant la modernité de la jeunesse et ses revendications. Ce que le monde entier a vu – à commencer par le monde arabe -, il l’a découvert grâce à cette caméra braquée sur la tombe d’Hariri. Un autre Liban. Deux mondes qui jadis se sont fait la guerre et qui fraternisent, qui s’apprivoisent mutuellement.
J.A.I. : Ne craignez-vous pas que le temps joue contre vous ?
S.F. : Non, car s’il y a parfois des flottements politiques, ce n’est pas le cas sur le plan social. Une société civile est née. Et là, c’est vrai, chaque heure compte pour ceux qui s’impliquent au quotidien et s’impatientent sous leurs tentes, place des Martyrs. Mais les réalités politiques et institutionnelles ne peuvent pas suivre au même rythme. Il faut prendre le temps de discuter. La recomposition du paysage politique n’est pas une petite affaire : ne brûlons pas les étapes. D’autant que nous ne retrouverons pas une autre occasion de transformer ce pays…
J.A.I. : Le Hezbollah ne va-t-il pas mettre ce délai à profit pour vous marginaliser ?
S.F. : Il ne faut pas exagérer le succès de la manifestation chiite du 8 mars. Les chiffres ont été gonflés. Et je ne suis pas certain que ce soit seulement « à cause de la pluie » que le rassemblement qui devait être organisé aujourd’hui [le 11] par le Hezbollah à Tripoli a été annulé : il n’était sans doute pas facile de remettre en place l’énorme dispositif utilisé à Beyrouth, avec le concours des Syriens.
Je crois que l’opposition a rendu un service considérable au Hezbollah en refusant de s’appuyer sur la résolution 1559 des Nations unies ou sur le fait que les Américains l’avaient désigné comme « organisation terroriste » pour réclamer le désarmement de ses milices. Nous avons toujours dit que « le désarmement du Hezbollah, nous le ferons avec le Hezbollah ». Il devrait s’en souvenir. Au lieu de cela, Hassan Nasrallah, dont j’admets parfaitement qu’il veuille rappeler l’importance des chiites au Liban, se pose en héritier majoritaire des Syriens. Or ce n’est pas « Assad qui a reconstruit Beyrouth » et qu’il faut remercier pour cela : c’est Hariri. Et ce n’est pas non plus parce qu’il organise une manifestation confessionnelle dans le centre-ville qu’il peut dire : « Nous sommes le peuple. » Nasrallah a fait une « overdose » avec cette manifestation, c’est dommage. Je l’avais rencontré auparavant, et je comptais sur lui pour faire parvenir aux loyalistes les demandes de l’opposition. Mais je crains qu’il ne se soit disqualifié, même si, bien sûr, les ponts ne sont pas coupés.
J.A.I. : Que demande l’opposition pour les prochaines élections ?
S.F. : Nous sommes confiants quant aux résultats d’élections libres. Nous réclamons qu’elles se tiennent en un seul jour. Pas en un mois, comme d’habitude, avec les conséquences que vous imaginez… Il va donc falloir adopter une nouvelle loi électorale, un mois avant la date butoir du 31 mai. Nous sommes encore dans les délais. Et, bien sûr, nous voulons qu’elles soient organisées par un gouvernement de transition – à défaut d’un gouvernement « neutre » – débarrassé des pressions de la Syrie. Pour nous, le signe concret du départ des Syriens sera celui du remplacement des sept chefs des services de renseignements.
J.A.I. : Quel que soit le verdict de la commission d’enquête de l’ONU sur l’assassinat d’Hariri ?
S.F. : Je n’ai aucun doute quant à la culpabilité des services syro-libanais : ils se sont pour le moins rendus coupables de très graves négligences, sinon de complicités.
J.A.I. : Ne pensez-vous pas que les services de renseignements aient pu forcer la main des responsables politiques ?
S.F. : Le monde s’est fait une fausse image du président syrien, qui est d’abord apparu comme inexpérimenté, animé, peut-être, d’une volonté de réformes. Nous y avons quelque peu contribué en lui laissant le temps de s’installer au pouvoir, après la mort de son père. C’était une erreur. Ce ne sont pas les services syriens, mais Assad lui-même qui a prolongé le mandat d’Émile Lahoud. C’est en sa présence qu’a eu lieu l’ultime et terrible réunion avec Hariri. Comme son père, Bachar a cru pouvoir conserver le Liban en se bornant à quelques marchandages avec les Américains. Mais il n’a pas compris que le contexte international a changé : les États-Unis ne lui demandent plus seulement de rendre des services, mais de modifier du tout au tout sa politique.
J.A.I. : L’opposition ne prend-elle pas un risque en refusant de collaborer avec le gouvernement ?
S.F. : Cela fait quinze ans que nous tentons de nouer le dialogue avec les Syriens et avec les loyalistes. On ne nous a jamais écoutés. Aucune de nos revendications, qu’il s’agisse de la loi d’amnistie, du jugement des crimes de la guerre ou de la censure à la télévision, n’a jamais été satisfaite.
J.A.I. : Êtes-vous optimiste pour l’avenir ?
S.F. : Sur le plan sécuritaire, je vous répondrai : oui. Je ne crois plus à un éventuel dérapage. Si l’on n’a pas assisté, ces dernières semaines, à des retraits massifs de capitaux et si la crise économique ne s’est pas aggravée davantage, c’est parce qu’il existe un climat de confiance. Les gens espèrent le changement et croient à l’avenir de notre action.
Sur le plan politique, en revanche, on assiste à une explosion des formations traditionnelles. De nouvelles figures apparaissent, qui, parfois, portent des noms connus : Nassib Lahoud, Nayla Mouawad, Farès Souaid, Bahia Hariri, Farid el-Khazen et bien d’autres. Comment l’indispensable recomposition va-t-elle s’opérer ? L’opposition ira-t-elle aux élections avec des listes unies ? Le temps des leaders dont la seule légitimité reposait sur la guerre est-il révolu ?

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