Responsabilité partagée

Pourquoi et comment les pays riches doivent aider les « pays à faibles revenus en difficulté » à sortir de l’ornière.

Publié le 22 mars 2005 Lecture : 5 minutes.

On peut prôner la souveraineté illimitée ou bien souhaiter la stabilité et la prospérité générales, mais pas les deux à la fois. La difficulté vient de l’existence d’« États défaillants » – qui, par absence de volonté ou de possibilités, le plus souvent les deux, n’assurent pas pour leurs citoyens les missions régaliennes d’un État : la sécurité, la défense de la propriété, les services publics fondamentaux et les infrastructures essentielles. Ils sont des foyers potentiels ou effectifs de terrorisme, de crime organisé, de trafic de drogue, de maladies et de réfugiés.
Quels sont ces États ? Il y a inévitablement, sur ce sujet, des divergences. Le département britannique du Développement international recense quarante-six « pays fragiles », peuplés de 900 millions d’habitants, soit 14 % de la population mondiale. Parmi eux figurent deux poids lourds : l’Indonésie, 212 millions d’habitants, et le Nigeria, qui en compte 133 millions.
La Banque mondiale retient pour sa part une liste plus réduite de « pays à faibles revenus en difficulté » (Low Income Countries Under Stress, Licus). Onze sont, selon elle, dans une situation particulièrement préoccupante : l’Afghanistan, l’Angola, la Centrafrique, la Guinée équatoriale, Haïti, le Liberia, la Birmanie, les îles Salomon, la Somalie, le Soudan et le Zimbabwe. Ils totalisaient 165 millions d’individus en 2003. S’y ajoutent seize autres pays dont la population représente 267 millions d’habitants.
Le consensus parmi les spécialistes du développement est que l’aide doit se concentrer sur les pays relativement bien gérés. Mais les pays fragiles, selon la nomenclature du département britannique, comptent 30 % de personnes vivant avec moins de 1 dollar par jour. De 1990 à 2002, leur revenu moyen par tête a stagné. Or, sans croissance économique, l’extrême pauvreté ne disparaîtra pas de la planète.
Un récent rapport publié par l’unité de stratégie du gouvernement britannique donne à penser que l’interaction capacité-vulnérabilité entraîne l’instabilité1. La capacité dépend de l’efficacité et de la légitimité des États. Les pays pauvres ont toujours donné des États sans ressources. Les semi-démocraties, nombreuses en Afrique subsaharienne, semblent particulièrement fragiles. Pourtant, les autocraties peuvent aussi être la proie de l’anarchie lorsque cesse la répression. La vulnérabilité d’un pays dépend, entre autres facteurs, de son niveau de pauvreté, de ses ressources naturelles et de l’échelle des chocs économiques externes. Il est facile de comprendre pourquoi l’émergence de tant de nouveaux pays pauvres a créé de la fragilité. Et pourquoi les richesses naturelles attisent les conflits. La guerre a toujours été la continuation de la course au profit par d’autres moyens.
Jusqu’à quel point les pays riches aggravent-ils la fragilité ? Mick Moore, de l’Institut d’étude du développement, dans le Sussex, pose la question dans une analyse du livre de Francis Fukuyama sur la reconstruction de l’État (State Building, Cornell University Press, 2004)2. Moore recense cinq sources de vulnérabilité qu’il impute directement aux pays riches : l’existence de paradis fiscaux où ils cachent leur butin ; la propension des grandes puissances à défendre des dirigeants peu recommandables dans des pays qui les approvisionnent en ressources naturelles ; la facilité avec laquelle les belligérants peuvent se procurer des armes ; l’argent que peut rapporter la vente sur les marchés des pays riches de produits de haute valeur comme le pétrole, les diamants, ou, pire que tout, les drogues interdites ; et le cynisme avec lequel les grandes entreprises achètent ceux qui détiennent le pouvoir dans les pays pauvres.
L’analyse est globalement juste. Et conduit tout naturellement à se demander : que faut-il faire ? C’est aussi la question que se pose l’unité de stratégie, qui met à juste titre l’accent sur la prévention puisque le coût du « traitement » est exorbitant. Cinq orientations semblent prometteuses :
Premièrement, nous devons accepter le concept d’une souveraineté limitée. L’unité de stratégie définit un principe qu’elle appelle « le devoir de protection ». Par là, elle entend que les droits des êtres humains à la vie et à un certain degré de dignité et de liberté sont plus importants que les droits des États plus ou moins à problèmes de faire ce qu’ils veulent de ceux qu’ils considèrent comme leur propriété. Des États incapables d’assumer les fonctions d’un État ne méritent pas qu’on les laisse n’en faire qu’à leur guise.
Deuxièmement, nous devons souscrire au principe de « ne pas faire de mal ». Les pays riches devraient s’efforcer de minimiser les dommages qu’ils infligent, souvent involontairement, aux pays pauvres. Ils ont le devoir moral de verser des royalties en toute transparence, de mettre fin à la corruption et aux ventes d’armes, et de modifier le régime contre-productif de la prohibition de la drogue. Par tous ces moyens, nous devrions essayer d’empêcher les escrocs et les voyous de piller et de maltraiter ces populations défavorisées.
Troisième point : il faut développer la prévention. Cela nécessite l’identification des risques et des interventions capables de les réduire. Elles peuvent être économiques, politiques ou militaires. Il faut essayer de renforcer les institutions et d’améliorer la transparence dans les pays fragiles. Mais il sera aussi nécessaire de les aider à faire face aux événements défavorables.
Quatrièmement, nous devons être capables de régler les crises rapidement et efficacement. Nous n’avons pas su réagir comme il convenait dans l’ex-Yougoslavie, ni au Rwanda, ni maintenant au Soudan. Le coût a été beaucoup plus élevé qu’il n’aurait dû l’être.
Enfin, dernier point, il faut une pleine intégration de l’aide au développement dans les autres interventions, y compris les opérations de police dans les États fragiles et défaillants. Des progrès ont été faits au cas par cas. Mais il faut agir plus systématiquement dans un cadre politique légitime. Le plus évident est la tutelle des Nations unies. Mais cela exigera une réforme du Conseil de sécurité qui le rende plus représentatif du monde. Le défi que constituent les États défaillants n’est pas une mince affaire. Il jouera un rôle central sur l’évolution du monde au cours des décennies à venir. Il est évident que sans un plus grand sens des responsabilités mutuelles nous nous retrouverons dans un monde dangereux, en proie au chaos et à la misère. Au temps de l’empire a succédé celui de la souveraineté. Il faut maintenant entrer dans celui de la responsabilité partagée. La mise en oeuvre de cette forme de coopération sera difficile. Mais les alternatives sont bien pires.

1. « Investing in Prevention : an International Strategy to Manage Risks of Instability and Improve Crisis response » www.strategy.gov.uk
2. « Rich World, Poor World », Boston Review, December 2004-January 2005
www.bostonreview.net

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires