Manu le marabout

Il court, il court, Manu Dibango. À 71 ans, le Camerounais n’a aucune intention de poser le saxo. De Dakar à Paris en passant par Londres, il est sur toutes les scènes, où il fait revivre la magie des grands orchestres de jazz d’antan.

Publié le 22 mars 2005 Lecture : 5 minutes.

On oublierait presque que Manu Dibango est septuagénaire tant il porte la vitalité de ses 30 ans. Jugez plutôt : les 12 et 13 mars, participation au festival Africa Live, la croisade musicale contre le paludisme, organisée à Dakar par Youssou Ndour ; deux jours avant, il était sur la scène du New Morning à Paris ; quelques mois auparavant, il séduisait trois mille personnes au Barbican Center de Londres… Au New Morning, il réussissait enfin à présenter aux Parisiens son nouveau concept, « le Maraboutik Big Band » – la boutique du marabout. C’était son vieux rêve, au saxophoniste : faire revivre sur scène la magie des grands orchestres de jazz d’antan avec, en toile de fond, la rencontre entre sonorités africaines et musique classique. Pour cela, il s’est entouré de treize musiciens, de Slim Pezin, le plus ancien, à Noël Ekwabi, son jeune chef d’orchestre, associant une section de cuivres issue de l’Orchestre de la Lune, sous la férule de Jonathan Handelsman.
En France, Manu peine d’abord à vendre son gri-gri. « Les producteurs préfèrent que chacun joue son truc dans son coin et pour sa pomme. Il y a peu de rencontres pour élever le niveau », déplore-t-il. Obstiné, il va voir ailleurs et il aura raison : ces quatre dernières années, Londres et Rotterdam lui offrent l’occasion de collaborer avec des orchestres symphoniques. Succès immédiat. À Paris, son ami Bertrand Delanoë, le maire de la ville, est sensible à cette démarche inédite et lui ouvre, en janvier 2004, les portes de Bercy. Les violons de l’Orchestre symphonique de Paris, dirigé par Laurent Petitgirard, président de la Sacem, dialoguent avec la batterie de Conti Bilong et la guitare swinguante de Kaba Malekani ; le makossa camerounais se décline en afro-jazz ou afro-funk. Au passage, un hommage à Duke Ellington, son idole, ajoute un rayon joyeux à cette curieuse boutique.
Mais le sorcier au célèbre rire caverneux ne se contente pas de tenir son bazar. 72 ans bientôt, étonnant de fraîcheur, Manu Dibango additionne les sollicitations : après Dakar, il est en studio pour la musique du nouveau volet des aventures de Kirikou ; il sera l’un des premiers invités de Nagui, en duo avec Yannick Noah pour la reprise de l’émission Taratata sur la nouvelle chaîne de France Télévisions, France 4 ; le 1er avril et le 12 mai, Manu reviendra au New Morning à Paris avec son Maraboutik Big Band avant une tournée hexagonale l’été prochain.
En mai 2004, on l’avait pourtant cru au bout d’un cycle. Universal édite alors un magnifique coffret de trois CD intitulé Voyage anthologique : une sélection de quarante-sept oeuvres de Manu issues d’enregistrements inédits, gravés sur des 45 tours entre Bruxelles, Paris et Léopoldville (actuel Kinshasa) dans les années 1960. Au menu, cha-cha-cha, gospel, twist, jazz-funk, disco et chanson française le saxophoniste reprend le « Je veux être noir » de Nino Ferrer avec lequel il a travaillé.
Les conditions techniques de l’époque – les voix et les instruments étaient enregistrés ensemble – et le choix très personnel des titres, de « Fogo » (le feu) gravé au studio N’goma de Léopoldville à l’emblématique « Soul Makossa », font de cette anthologie un panorama fort touchant de l’itinéraire parcouru. Itinéraire à la fois de l’artiste, ses premiers disques remontent à 1962, et de la musique africaine moderne dont Manu Dibango est aujourd’hui, sans conteste, l’une des figures tutélaires. Saxophoniste, pianiste, compositeur, arrangeur, chanteur ou chef d’orchestre… aucune casquette ne tient seule sur le crâne lisse de ce musicien éclectique, toujours à l’affût de nouvelles sensations et sonorités. Autant à l’aise avec un orchestre symphonique qu’à côté des platines de DJ Flex, qui a remixé trois de ses tubes, ou de DJ Source, jeune artiste de la scène Drum’n’Bass française, Manu ne rate aucune occasion de sonder de nouvelles frontières.
Mais ceux qui l’ont approché ces dernières semaines n’ont pas manqué de noter dans son attitude une pointe de nervosité. Après plus de soixante ans à parcourir les continents, passeport camerounais bien en vue, Manu est rattrapé par un syndrome bien ancré dans son pays : l’immolation des idoles. En découvrant dans un journal local qu’il « déshonorait son pays », l’homme s’est effondré de tristesse. Point d’orgue navrant et surréaliste d’une aventure qui remonte à 2003. On lui propose alors de prendre la présidence de la société camerounaise de droits d’auteur, empêtrée depuis une décennie dans d’inextricables querelles. Manu se pose en ultime recours, comptant sur son aura pour ramener la sérénité dans la maison. Erreur d’appréciation, car de Paris où il vit, « le Vieux » a très peu de marge pour réguler un écosystème truffé d’espèces bien rares. Des requins qui ont longtemps déserté les studios pour les prétoires où, à coups de surenchère et passe-droits, ils jouent le pourrissement. Décidément peu averti des réalités et des logiques alimentaires du système, Manu multiplie les « fausses notes » et se prend les pieds dans le tapis. Au centre de la polémique, la gestion des premières sommes, quelque 100 millions de F CFA, versées à la Cameroon Music Corporation (CMC), société dont il assurait la tutelle.
« J’ai cru que pour reconstruire, il fallait établir de nouvelles bases plus solides. Pour moi, la priorité c’était l’organisation structurelle, » déclare le musicien. En face, on lui parle de répartition des droits d’auteur. Dialogue de sourds que vient trancher le ministre de la Culture, en suspendant, le 1er mars, les organes supervisés par… Manu Dibango. Et le jetant, du même coup, en pâture à de jeunes loups résolus à renvoyer le doyen à ses notes.
« À mon âge, il est bien tard pour m’abattre. Quoi qu’il arrive, j’aurai une belle mort », lance-t-il, dépité, à ses détracteurs. En le regardant maugréer sur ce pays « qu’il ne comprendra jamais », on se surprend à recompter tous ces lauriers glanés « au nom des miens » à travers le monde. En novembre 2003, c’était le grand prix in honorem de l’académie Charles-Cros, une première pour un artiste africain. Avant, il y a eu l’engagement auprès du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), la Légion d’honneur, le trophée de l’Olympia, le trophée Senghor, une Victoire de la musique, une nomination aux Oscars, le grade de commandeur des Arts et des Lettres, et, ultime moment de grâce, en mai 2004, quand l’Unesco le fait ambassadeur pour la paix…
On en oublie d’autres, mais, pour Manu, reste ce sentiment de gâchis, cet arrière-goût d’inachevé quand on évoque son pays. Généreux et combatif, avec la sagesse de ses 71 ans et l’énergie d’une passion restée intacte, Manu le marabout arrive à en sourire. Avant de rejouer quelques notes de « Mboa » (le pays) sur le grand marimba qui trône dans le salon de son pavillon de Champigny-sur-Marne, dans la banlieue parisienne. On ne choisit pas son pays…

En concert à Paris au New Morning le 1er avril et le 12 mai. Dernier album : The Rough Guide To Manu Dibango (World Music/Harmonia Mundi), novembre 2004.

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