Lula, ou l’art du possible

Son élection avait suscité des espoirs démesurés. Deux ans après, la question se pose : et si le « président des pauvres » n’était qu’un manager – presque – comme les autres ?

Publié le 21 mars 2005 Lecture : 6 minutes.

« Le Brésil progresse démocratiquement, le changement y est engagé, et sa grande vulnérabilité, héritée de la crise financière de 2002, a été surmontée. Son économie est maintenant dans un cycle vertueux qui combine de manière créative discipline fiscale et solidité financière, croissance économique et création d’emplois, distribution de revenus et avancées sociales… »
À Brasilia, ce 15 février, face au Parlement au grand complet, Luiz Inácio Lula da Silva ne boude pas son plaisir. Parvenu à la moitié de son mandat, c’est avec fierté que l’ancien métallo fondateur du Parti des travailleurs (PT), celui à qui, il y a deux ans, les financiers de la planète promettaient marasme économique, inflation galopante et fuite des capitaux, dresse un premier bilan. « Le Produit intérieur brut a augmenté de 5 % en 2004, poursuit-il, les exportations ont dépassé 96 milliards de dollars et notre excédent commercial est supérieur à 33 milliards. Nous avons considérablement amélioré le profil de la dette extérieure, et le risque-pays, qui était de 2 000 points en 2002, est tombé en dessous de 500 points. »
En matière d’action sociale aussi, il aligne les chiffres : « Aujourd’hui, 60 % des foyers qui vivent en dessous du seuil de pauvreté, soit près de 25 millions de personnes, bénéficient de « bourses familiales », et 15 millions d’enfants ont repris le chemin de l’école puisque c’est l’une des conditions d’attribution de cette bourse. »
On pourrait ajouter que près de 2 millions d’emplois formels ont été créés et que plus de 4,6 millions de comptes bancaires ont été ouverts à mesure que se mettait en place la politique d’octroi de microcrédits, l’une des armes de Lula contre le sous-emploi.
En deux ans, le Brésil a donc sensiblement amélioré sa position dans la compétition mondiale – grâce surtout au boom de ses exportations – pour se retrouver au deuxième rang, derrière la Chine, des pays où les multinationales souhaitent investir. Si bien qu’aujourd’hui il existe une sorte de « modèle Lula », que le FMI n’hésite pas à opposer aux présidents sud-américains de gauche, qui, à l’instar de l’Argentin Nestor Kirchner, se montrent réticents à appliquer les dogmes néolibéraux : caractère sacré du remboursement de la dette et liberté de circulation des capitaux, notamment.
Pourtant, et c’est là le revers de la médaille, le poids de la dette brésilienne est écrasant. Il oblige l’État à débourser chaque année plus de 40 milliards de dollars pour le paiement des seuls intérêts, alors que ses recettes budgétaires ne dépassent pas 150 milliards de dollars. Nul doute que cette machine à transférer de la richesse vers les investisseurs constitue un obstacle majeur à la mise en oeuvre des réformes sociales. Mais ce n’est pas le seul. Au Parlement, par exemple, où le PT n’a pas la majorité absolue, la droite en est un autre. Nombre de projets de lois qui visaient à répondre aux attentes des pauvres (augmentation du salaire minimum, amélioration de la législation du travail, réforme de la sécurité sociale), ont été revus à la baisse sous la pression de partis conservateurs qui ont su monnayer leurs voix contre de substantiels amendements.
Mais, sur nombre de dossiers importants, c’est le gouvernement lui-même qui a pris l’initiative de satisfaire d’abord les milieux financiers. En s’efforçant, par exemple, de dégager un excédent budgétaire supérieur à ce qu’exigeait le FMI, quitte à réduire la dotation du programme Faim zéro, ou en prenant l’initiative, comme il l’a fait en septembre 2003, d’aligner le régime des retraites du secteur public sur celui du privé.
Quant à la réforme agraire, elle reste dans les limbes. Après avoir promis de distribuer des terres à 1 million de familles de paysans qui en sont dépourvues, Lula s’est montré plus sensible que prévu aux arguments de l’agrobusiness, source capitale de devises pour le pays. Résultat : au bout de deux ans, seules 100 000 d’entre elles ont reçu une parcelle. Mais pour les grands propriétaires terriens, tout va très bien, merci : ils continuent de régner en maîtres absolus sur une main-d’oeuvre réduite en quasi-esclavage et, à l’occasion, n’hésitent pas à éliminer des militants du Mouvement des sans-terre (MST). Le 12 février, Dorothy Stang (74 ans), une religieuse qui soutenait la lutte des communautés rurales de l’État du Parà, a été abattue par des tueurs à gage.
Le 16 mars, une loi autorisant la destruction de 50 % de la forêt amazonienne devait même être soumise au Parlement. Pour le compte de qui ? Des grands éleveurs et des entreprises forestières. Et si Lula a pris la tête de la croisade des pays du Sud contre le Nord protectionniste – ce fut le cas en septembre 2003, à Cancún, lors de la Ve conférence de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) -, il est clair que ce sont les intérêts des grands exportateurs agricoles (coton, maïs, soja, etc.) que le gouvernement brésilien a défendus en premier lieu.
Car Lula, qui ambitionne de faire du Brésil l’un des premiers pays exportateurs de produits agricoles, ne fait plus de la réforme agraire sa priorité. Ce qui ne l’a pas empêché d’aider les pays africains producteurs de coton (Bénin, Burkina, Mali, Tchad) dans leur lutte contre les subventions massives accordées par Washington à ses cotonculteurs. Condamnés une première fois à la suite d’une plainte déposée par le Brésil, les États-Unis avaient interjeté appel. Le 10 mars, l’OMC a confirmé son jugement. Une victoire que les pays africains sont résolus à ne pas laisser sans lendemain.
En Amérique latine également, il est parvenu à contrarier les ambitions ultralibérales de George W. Bush en réactivant les organismes économiques continentaux (Mercosur, Communauté andine des nations, etc.).
En fait, comme l’explique son vieil ami le père Freit Betto, qui vient de démissionner de ses fonctions à la tête du programme Faim zéro : « Lula est aujourd’hui moins à gauche. Il travaille à ce qu’il estime possible, pas à ce qui est souhaitable. »
Il n’empêche, aux yeux de certains, Lula passe maintenant pour un traître. N’a-t-il pas déclaré un jour, à Caracas, qu’il avait horreur d’être « étiqueté à gauche » ? À l’évidence, il souhaitait se démarquer de l’antiaméricanisme un peu trop primaire de son hôte, le président Hugo Chávez. Mais cela ne l’empêche pas de le soutenir, quoique discrètement, dans sa lutte permanente contre les velléités putschistes de l’oligarchie vénézuélienne. Car Lula est prudent. Pragmatique aussi : il s’aventure rarement dans les sables mouvants de l’idéologie. Avec lui, pas de promesse de « Grand Soir », pas de « lutte anti-impérialiste ». Dans les années 1970 et 1980, quand il affrontait la dictature militaire avec ses bataillons de métallurgistes, il préférait déjà les résultats concrets aux proclamations enflammées. Ce qui ne l’a pas empêché de faire plier la dictature et de contribuer à son remplacement, en 1985, par une Assemblée constituante. Pourquoi devrait-il aujourd’hui, alors qu’il dirige un pays de 173 millions d’habitants miné par des contradictions explosives, céder aux sirènes du romantisme révolutionnaire ?
Le 27 janvier, il s’est une nouvelle fois rendu au Forum social de Porto Alegre, non pour tenter de séduire l’extrême gauche en durcissant son propos, mais pour faire comprendre sa démarche aux déçus et aux impatients. Avancer et expliquer, convaincre ou faire plier : telle semble être la devise de ce chef de l’État atypique qui n’a pas hésité à mettre à mal son propre mythe en commençant par frustrer l’immense espoir de justice sociale que son élection avait fait naître.
Avec Lula, de toute façon, on n’en finirait pas de peser le pour et le contre, d’opposer le président qu’il est à l’ouvrier qu’il fut, d’analyser son action présente à la lumière de son passé militant. Mais lui, il n’a pas oublié que, lorsqu’il s’est lancé dans le syndicalisme, certains jugeaient déjà que « les syndicats sont à la botte du pouvoir ». Et que d’autres – ou les mêmes – n’avaient pas vu d’un très bon oeil la création du Parti des travailleurs, auquel ils préféraient la « lutte armée ». Alors, quand il lit sur les murs de Porto Alegre ces mots de bienvenue : « Avec Lula et Bush, un autre monde est impossible », cela ne lui fait pas plaisir, bien sûr, mais il ne désespère pas de « faire revenir un jour à la maison » ces altermondialistes en colère. Au fond, grâce à Lula, c’est peut-être une autre gauche qui devient aujourd’hui possible…

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