La paix ou la justice

Avant même qu’en soient connus les contours et le calendrier, l’amnistie générale proposée par le président Bouteflika provoque un vaste débat de société.

Publié le 21 mars 2005 Lecture : 5 minutes.

« Dès que les conditions seront réunies, je consulterai par voie référendaire le peuple algérien sur une loi d’amnistie générale. » Ce passage est l’un des moments forts du discours prononcé le 11 mars par le président Abdelaziz Bouteflika lors du Sommet sur le terrorisme, la sécurité et la démocratie organisé dans la capitale espagnole en marge de la commémoration du premier anniversaire des attentats de Madrid.
Le chef de l’État algérien avait évoqué pour la première fois un tel projet le 31 octobre 2004. Dans un message à la nation, à l’occasion du cinquantenaire du déclenchement de la guerre de libération, il avait surpris son auditoire en affirmant que les Algériens ne pourront se réconcilier avec eux-mêmes que s’ils arrivent à transcender leur rancune et à pardonner. Il n’y avait pourtant rien de surprenant dans les propos de Bouteflika. Il s’agit d’une suite logique à sa politique de Concorde civile, entérinée par voie référendaire, en septembre 1999, et accompagnée d’une grâce amnistiante, un artifice juridique ayant contribué à dépeupler les maquis islamistes de quelque 6 000 combattants de l’Armée islamique du salut (AIS). Mais l’idée d’amnistie générale découle également de ce qui a constitué la pierre angulaire de la campagne de Bouteflika en 2004 : la réconciliation nationale. Encore ce dernier ne peut-il se prévaloir de la paternité exclusive de la notion de pardon : son prédécesseur, Liamine Zéroual, avait tenté, dès 1996, de promouvoir la politique de Rahma, « la miséricorde », promettant l’absolution aux maquisards qui déposeraient les armes.
Avant même de connaître les contours et le calendrier de cette amnistie, la société algérienne est plongée dans un débat passionné. Doit-on pardonner à ceux qui ont éventré des femmes enceintes ? À ceux qui ont défenestré des bébés, brûlé des handicapés et égorgé tous les malheureux qui se sont trouvés au mauvais endroit, au mauvais moment ? C’est sans doute pour cela que le président algérien parle de « conditions ». Le 24 février, lors d’un meeting populaire à l’occasion de l’anniversaire de la création de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), il a été interpellé par une femme. Entre deux sanglots, celle-ci est arrivée à crier : « Je ne peux pardonner à ceux qui ont massacré mon mari et mes enfants. » Déstabilisé, Bouteflika a trouvé le moyen de répliquer : « Je ne pourrai rien faire tant que vos joues seront irriguées de larmes. »
En Algérie, il sera bien difficile de sécher toutes les larmes. L’amnistie est-elle pour autant impossible ? « Le plus dur n’est pas de pardonner, affirme une militante d’une association de familles de victimes du terrorisme, mais d’accepter que cela se fasse au détriment de la vérité. Nous voulons bien tourner la page, mais pas la déchirer. » En un mot, on demande aux Algériens de sacrifier la justice au nom d’une paix retrouvée.
Le terme amnistie est entré, une première fois, dans le vocabulaire des Algériens à l’occasion des accords d’Évian du 18 mars 1961. Elle devait intervenir au lendemain du référendum d’autodétermination consacrant l’indépendance du pays. Mais ce précédent reste de sinistre mémoire. Des milliers de harkis et de collaborateurs, voire de simples femmes de ménage anciennement employées par des colons, avaient été lynchés par la foule. Faut-il craindre de telles dérives ? On ne peut jurer de l’avenir, mais, au vu de l’expérience de la grâce amnistiante de janvier 2000, cette éventualité paraît peu probable.
Il est indéniable que la Concorde civile a réalisé son objectif : diminuer sensiblement la violence et les attaques terroristes. Dans les villes et villages se croisent aujourd’hui les bourreaux bénéficiaires de la grâce amnistiante de janvier 2000 et les personnes ayant vécu l’horreur. Des situations bien sûr difficiles à vivre, mais on a relevé très peu de cas de vendetta. Cela dit, la grâce amnistiante était réservée aux personnes n’ayant pas de sang sur les mains. C’est du moins ce qui a été avancé.
En revanche, une amnistie générale signifierait la fin des poursuites judiciaires contre toutes les personnes impliquées dans ce que l’on appelle la « tragédie nationale ». De nombreux égorgeurs des Groupes islamiques armés (GIA) ont été arrêtés, jugés et, le plus souvent, condamnés à mort. Or un moratoire sur l’exécution des peines capitales est en vigueur depuis 1994. Si le projet d’amnistie est adopté, des gens comme Abdelhak Layada, seul émir des GIA encore en vie, Lembarek Boumarafi, meurtrier du président Mohamed Boudiaf en juin 1992, seront réhabilités et quitteront leur cellule de Serkadji, la prison des hauteurs d’Alger.
D’autres questions alimentent le débat sur l’amnistie. Pourquoi la limiter à la seule « tragédie nationale », c’est-à-dire celle qui a débuté en 1992 avec les premiers attentats islamistes ? En quoi les actes des harkis, exclus semble-t-il, ont-ils été plus sauvages que ceux des GIA ? L’amnistie signifie-t-elle un solde de tout compte dans le dossier des disparus puisque le projet cible « les deux camps » ? Englobera-t-elle tous ceux que l’histoire officielle a malmenés, humiliés ou occultés ?
Hormis l’alliance présidentielle qui soutient évidemment la démarche, le reste de la classe politique est plutôt circonspect. Le Front des forces socialistes (FFS) d’Hocine Aït Ahmed, opposant de toujours, n’a pas pris position. Même chose pour les trotskistes du Parti des travailleurs (PT, de Louisa Hanoune). Quant aux islamistes du Mouvement de la réforme nationale (MRN-Islah) d’Abdallah Djaballah, bien qu’ils réclament l’amnistie depuis longtemps, ils n’ont pas jugé utile de commenter le projet cher à Bouteflika.
Un Comité national pour l’amnistie générale (CNAG) a été créé en décembre 2004 par Abderrezak Smaïl, secrétaire général du Parti du renouveau algérien (PRA, membre de la coalition gouvernementale, mais pas de l’alliance présidentielle). Son président d’honneur est un certain Ahmed Ben Bella, premier président de la République, qui peut revendiquer légitimement la paternité de la notion de réconciliation nationale – il l’avait évoquée dès le début des événements, en 1992. Ben Bella sillonne le pays de meeting en conférence pour faire la promotion du projet tout en avouant qu’il ignore tout du contenu. Sa première victoire ? La suppression de la fête du 19 juin, commémorant le coup d’État militaire qui l’a renversé en 1965 et qui était encore célébré comme un « redressement révolutionnaire ».
Selon la presse locale, le président Bouteflika aurait l’intention d’installer une commission qui comprendrait Tayeb Belaiz, ministre de la Justice, Mohamed Bedjaoui, président du Conseil constitutionnel, et Farouk Ksentini, président du Comité consultatif pour la promotion et la protection des droits de l’homme. C’est à l’issue des travaux de cette commission que la première mouture sera étudiée en Conseil du gouvernement et en Conseil des ministres. Bouteflika pourra alors solliciter le corps électoral. Les larmes auront-elles séché d’ici ?

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