[Tribune] Pourquoi le prix Nobel d’économie est une victoire pour l’Afrique
Le prix Nobel d’Économie remis à Esther Duflo, Abhijit Banerjee et Michael Kremer l’est aussi grâce au travail des équipes de terrains, notamment en Afrique, qui ont permis de mieux comprendre scientifiquement la pauvreté. La boîte à outils qu’ils ont créée offre aux acteurs du développement en Afrique des mécanismes de retour d’information précieux pour répondre réellement aux besoins des populations qu’ils veulent servir.
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Anna Kilpatrick
Directrice exécutive adjointe à J-PAL Africa
Publié le 12 décembre 2019 Lecture : 3 minutes.
Le 10 décembre, Esther Duflo, Abhijit Banerjee et Michael Kremer ont reçu le prix Nobel d’économie (prix de la Banque de Suède en sciences économiques) pour leur rôle éminent dans la recherche sur la pauvreté et l’établissement des évaluations aléatoires comme méthodologie de référence dans la discipline.
Les dorures du palais de l’hôtel de ville de Stockholm tout comme l’application d’une méthode traditionnellement utilisée dans la recherche médicale semblent sans doute lointains à beaucoup d’Africains. Pourtant, nombreux sont ceux parmi les équipes de terrain et les partenaires d’évaluations qui ont contribué à ce prix, et le continent se tient au premier rang de ceux qui bénéficient des changements que cette approche apporte.
Découverte du monde de la pauvreté
Aujourd’hui, environ 3 000 évaluations randomisées ont été conduites ou sont en cours, dont environ un tiers par J-PAL, l’organisation cofondée par Duflo et Banerjee. Plus de 300 évaluations ont été menées par J-PAL en Afrique, ce qui en fait la sous-région la plus étudiée. Peu de méthodologies ont été aussi vigoureusement débattues, et si les évaluations aléatoires permettent d’attribuer l’impact d’une intervention avec plus de certitude que les modèles statistiques ou les évaluations qualitatives utilisées avant leur introduction, elles sont onéreuses en temps et en ressources et ne sont pas adaptées à tout contexte.
Au-delà de ces débats, les lauréats ont gagné leur légitimité en ouvrant une fenêtre sans précédent sur la réalité d’une vie avec moins de 1,90 dollar par jour, entraînant une génération entière de chercheurs dans leur sillage. En vingt ans de recherche, les participants à ces études nous ont beaucoup appris. Appris, en premier lieu, combien le quotidien de ceux qui vivent avec peu est complexe.
L’ambition des lauréats est que les résultats de ces recherches aient une incidence sur les politiques publiques
Des choix a priori évidents et rationnels, comme faire vacciner son nourrisson contre des maladies mortelles, sont en réalité beaucoup plus difficiles sous la contrainte du manque de temps et de revenus, d’information ou d’accès à des services de santé fiables.
Des barrières qui semblent faibles, comme payer quelques centimes de dollars pour une moustiquaire traitée ou des tablettes de chlore, sont en réalité prohibitives.
Ces études ont également permis de comprendre des répercussions durables sur les trajectoires individuelles : au Ghana, une étude sur l’accès gratuit à l’enseignement secondaire a suivi les participants durant plus de dix ans pour mesurer les répercussions potentielles sur leur employabilité, leur santé et leur prospérité.
L’ambition des lauréats – et la mission fondatrice de J-PAL – est que les résultats de ces recherches aient à leur tour une incidence pratique sur les décisions de politique publique. Certains savoirs issus d’études africaines ont ainsi eu une influence globale.
Questionner ses certitudes sur la pauvreté
Par exemple, Kremer a montré dans une étude menée au Kenya dans les années 1990 que déparasiter les écoliers était l’une des méthodes les plus efficaces pour réduire l’absentéisme scolaire. Cette étude a été corroborée par un suivi de dix ans qui a révélé des bénéfices à long terme : les jeunes filles déparasitées obtiennent en moyenne un score 10 % plus élevé aux examens d’entrée du secondaire, et les hommes déparasités sont plus productifs que leurs pairs non déparasités.
Cette méthode pragmatique concentre la recherche sur des problèmes pratiques, mais elle est aussi humaniste
Au prix de 0,60 dollar par enfant et par an, cette intervention figure aussi parmi les plus économiques. Depuis 2007, elle a été étendue à plus de 292 millions d’enfants en Éthiopie, au Kenya et au Nigeria, en Inde et au Vietnam. Par leur travail, les lauréats nous encouragent à repenser la pauvreté comme phénomène complexe et à remplacer nos certitudes par le questionnement et l’empathie.
Cette méthode pragmatique concentre la recherche sur des problèmes pratiques, mais elle est aussi et avant tout humaniste. Dans un contexte où le cadre démocratique est remis en question et où les citoyens demandent plus de redevabilité sur les choix de leurs élus, la boîte à outils créée par J-PAL offre aux gouvernements – comme aux acteurs non élus du développement, bailleurs de fonds et organismes de la société civile – des mécanismes de retour d’information précieux pour répondre réellement aux besoins des populations qu’ils veulent servir.
Si les vingt dernières années ont servi à convaincre le monde de l’économie du mérite de cette approche, nous espérons que les vingt prochaines continueront de voir cette philosophie humaniste et pragmatique gagner les rangs de nos décideurs publics.
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