[Tribune] Sénégal : Dakar, pour le meilleur et pour le pire, par Mohamed Mbougar Sarr

Pour le romancier Mohamed Mbougar Sarr, Dakar est un miroir de concentration du Sénégal, où se reflètent le meilleur et le pire du pays.

La ville de Dakar, en mai 2013. © Jbdodane/Flickr

La ville de Dakar, en mai 2013. © Jbdodane/Flickr

Mohamed Mbougar Sarr
  • Mohamed Mbougar Sarr

    Ecrivain. Auteur de La Cale (Prix Stéphane-Hessel), Terre Ceinte, Silence du Choeur (prix Ahmadou-Kourouma, Grand prix du roman métis3).

Publié le 10 décembre 2019 Lecture : 3 minutes.

Le quartier du Plateau, à Dakar. © Youri Lenquette pour JA
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Dakar, une capitale en mode XXL

Réseaux de transports, espaces publics, complexes culturels… Depuis la corniche et le centre du Plateau, à l’ouest, jusqu’à la ville nouvelle de Diamniadio, à l’autre extrémité de la presqu’île, l’agglomération sénégalaise est en chantier. Et semble bien partie pour inventer la métropole africaine du futur

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Longtemps, j’ai tiré un certain orgueil à dire : « Je ne suis pas de Dakar. » Mon état civil avait beau prétendre que j’y étais venu au monde, mes attaches géographiques, les mythologies de mon enfance, mon éclosion à la vie sénégalaise, tout cela conspira à révoquer la primauté de mon lieu de naissance.

J’ai toujours vécu au Sénégal en provincial et, comme tel, me suis inscrit, construit, contre la grande capitale : son prestige, le snobisme de la plupart de ses habitants, qui ne me semblaient rien connaître du Sénégal au-delà de Pikine et de Guédiawaye [banlieues de la ville], l’arrogant récit qui la confondait au pays entier – même ceux qui vivaient dans les autres régions vous disaient en plaisantant à moitié, lorsque vous alliez à Dakar : « Transmets mes salutations à ceux du Sénégal ! »

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Les secrets de la ville

Cette ville a toujours été pour moi une ville de passage, et bien qu’il m’arrive encore d’exalter avec une fierté rebelle ma non-dakarité, j’aime de plus en plus y séjourner. Chaque visite m’en révèle un aspect, un territoire, un secret, une légende urbaine, une cicatrice. Dakar s’effeuille avec lenteur sous mes yeux, et je tire mon plaisir – un plaisir de voyeur – d’ignorer ce que la prochaine pièce, tombée, me révélera. Je ne la vois que par intermittence, par éclipses et éclats, comme si la capitale était elle-même l’un des nombreux génies qui la protègent. J’aime cette manière de (mé-)connaître Dakar : en étranger.

Je ne veux ni l’idéaliser ni donner d’elle la seule image (d’Épinal) de la ville-mythe, figée dans son étreinte éternelle avec l’Atlantique, pétrie de culture, raffinée, hospitalière, parcourue par ses innocents (vraiment ?) symboles colorés que sont les karapitt [déformation de « cars rapides » : moyens de transport urbain aux prix très accessibles].

Elle est peut-être tout cela dans une certaine mesure, mais je ne suis aveugle ni à l’extraordinaire pression démographique, ni aux jeunes talibés délaissés et menacés, ni à la radicalité des contrastes urbains, ni à l’anarchie architecturale, ni aux patentes inégalités sociales, ni aux visages de la misère, ni à la saleté, ni à la pollution atmosphérique et sonore. Je vois, sens, subis tout cela chaque fois que j’y viens ; et peu à peu, une idée que je réfutais jadis s’impose à moi : en un sens, Dakar est bien un miroir de concentration du Sénégal, où se reflètent le meilleur et le pire du pays.

Entre bas-fond miséreux et jet-set

Tous les visages de Dakar m’intéressent, à défaut de me plaire. Je connais les salles les plus feutrées du Plateau (des jardins de l’Institut français à ceux du palais de la République), suis invité aux endroits dits « in » ou « on », côtoie les sociétés les plus cultivées selon une certaine vision de la culture (colloques universitaires, expositions, rencontres littéraires, représentations théâtrales, etc.), me mêle à l’occasion à la jet-set et à l’élite (bourgeoise, culturelle, mondaine). Privilèges ambigus de la vie d’écrivain.

Les lieux où Dakar se désencombre de son propre mythe pour faire circuler une pure énergie humaine existent

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Mais cette même vocation me donne un attrait viscéral pour le « out », le « off », les tanganas [gargotes], les marchés populeux, quelques bas-fonds misérables et tristes et si humains pourtant, les électriques sabars de quartier [séances de danses au son des tam-tams] aux scènes inavouables, l’ordinaire tragicomique des saynètes et des palabres de rue. La facilité consisterait à dire que tout cela dit une autre ville ; mais non : c’est la même.

Au cours de ma vie, j’ai eu une seule fois l’envie irrépressible d’être à Dakar, de faire corps avec la ville et ses habitants. C’était le 23 juin 2011. Une grande partie du peuple était dans la rue pour s’opposer à une révision abusive de la Constitution. J’ai vu ce jour-là que la cité n’était pas que bercée par le tranquille roulis de l’océan : il y avait aussi en elle une énergie rageuse et déterminée, qui transcendait tous les contrastes pour leur donner le seul visage de la révolte.

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C’est cette énergie-là que je recherche : les lieux où Dakar se désencombre de son propre mythe pour faire circuler une pure et fraternelle énergie humaine et politique qui en constitue le génie véritable. Ces lieux existent. Cherchez-les. Créez-les.

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