Bush se trompe de croisade

Plutôt que de définir une stratégie claire pour sortir du bourbier irakien ou de peser de tout leur poids pour régler le conflit israélo-palestinien, les États-Unis préfèrent désigner de nouvelles cibles : l’Iran, la Syrie et le Hezbollah libanais.

Publié le 21 mars 2005 Lecture : 6 minutes.

Depuis que les États-Unis ont envahi l’Irak, il y a deux ans, puis renversé Saddam Hussein, détruit l’État et tué des dizaines de milliers d’Irakiens, les observateurs s’interrogent sur les véritables buts de la guerre qu’ils mènent dans ce pays. Quel était l’objectif stratégique du carnage ? L’administration Bush avait-elle véritablement un « grand dessein » et, dans l’affirmative, quelle serait sa prochaine cible ? Il est vite apparu que les premières justifications de la guerre étaient infondées, et même mensongères. L’Irak n’avait pas d’armes de destruction massive et pas de liens avec al-Qaïda. Le véritable objectif était-il alors d’affaiblir durablement le régime de Saddam Hussein parce qu’il était un obstacle à la volonté de domination de l’Amérique dans cette région du Golfe riche en pétrole ? Washington espérait-il faire de l’Irak un État-client ? Pensait-on que le pétrole irakien sous contrôle américain pourrait remplacer le pétrole saoudien ?
Au-delà de ces explications, il y a l’ambitieux projet néoconservateur de « restructuration » du monde arabe, dont les lignes de force étaient :
1. d’imposer un « changement de régime » dans un certain nombre de pays – dont l’Irak n’est que le premier ;
2. d’engager une campagne soutenue pour réduire trois forces jugées irrémédiablement hostiles : le nationalisme arabe, le fondamentalisme islamiste et la résistance palestinienne.
Bref, l’objectif – passablement agressif – était de modifier fondamentalement l’équilibre du pouvoir dans la région au profit des États-Unis et d’Israël. Pour lui donner un semblant de respectabilité, les néoconservateurs ont lancé le slogan de la « démocratisation » arabe, présentée comme un remède aux maux de la région. La campagne a été reprise avec enthousiasme par le président George W. Bush, qui en a fait une croisade personnelle. L’argument était que le renversement des régimes despotiques arabes était en soi une bonne chose, bien sûr, mais qu’il constituait aussi le plus sûr moyen de mettre l’Amérique à l’abri des attentats terroristes. Parce que le terrorisme, du moins le prétendait-on, se développe dans un « marécage » de tyrannie, de sous-développement et de violence, que celle-ci soit le fait de fanatiques religieux ou d’États « voyous ». « Nettoyer le marécage » permettrait de gagner la « guerre mondiale contre le terrorisme ». Cette explication est aussi peu convaincante que l’histoire des armes qui n’existaient pas.
Il ne fait aucun doute qu’encourager les régimes arabes à accorder plus de liberté à leurs ressortissants est une noble ambition, qui aurait être mise en application depuis longtemps. De fait, les pouvoirs en place sont contraints de lâcher un peu de lest, sous la pression conjuguée de la mondialisation, d’une classe moyenne de mieux en mieux formée, de la télévision par satellite, de la campagne planétaire en faveur des droits de l’homme et de la réaction de rejet que suscitent les abus des systèmes de sécurité et les complaisances dont bénéficient les suppôts du régime.
Dans plusieurs pays arabes, la peur de l’État est en recul. Une hardiesse nouvelle se fait jour dans la rue, comme l’a montré l’étonnante manifestation de kifaya (« ras-le-bol ») qui a eu lieu en Égypte pour protester contre l’intention d’Hosni Moubarak de briguer un cinquième mandat présidentiel. Du Maroc au Golfe, les revendications en faveur des droits civiques se multiplient, bien que la réaction des régimes soit plus lente et plus incertaine que ne le souhaiteraient les militants.
La pression américaine joue aussi un rôle, mais, quoi qu’en disent Bush et les néocons, il n’est en aucun cas décisif. Détruire l’Irak pour le libérer est-ce vraiment la bonne solution ? Même les démocrates arabes les plus impatients ne le prétendent pas. La nouvelle obsession de Bush d’« étendre la démocratie » comporte deux dangers essentiels.
Le premier est qu’elle le détourne de la tâche autrement plus complexe, mais primordiale, de régler les conflits régionaux : l’occupation américaine de l’Irak et le conflit israélo-arabe sont de loin les plus importants. Manifestement, le chef de l’exécutif américain juge plus facile, et politiquement plus rentable, de faire des effets de manche en invoquant la « marche vers la liberté » que de définir une stratégie claire de sortie de l’Irak ou que de faire pression sur Israël pour qu’il mette fin à l’occupation des territoires palestiniens. Pourtant, en l’absence de progrès sur ces deux points, l’Amérique n’échappera pas à la menace terroriste. Et aucune vraie démocratie ne se développera sur le sol arabe. Presque tous les régimes de la région sont inquiets. Ils ne savent pas ce que les États-Unis ont dans la tête et se méfient profondément de l’influence israélienne sur la définition de leur politique moyen-orientale. Du coup, ils préfèrent rester sur la défensive plutôt que de se lancer dans des expériences démocratiques aux conséquences imprévisibles.
Le second danger de la campagne bushienne en faveur de la démocratie est qu’elle peut servir de prétexte à de nouvelles agressions contre ces trois pôles de la résistance à l’hégémonie américaine et israélienne que sont l’Iran, la Syrie et le Hezbollah, le mouvement chiite libanais.
Il est évident que la politique américaine vise à empêcher l’Iran, au besoin par la force, d’acquérir la technologie nucléaire, de peur qu’il n’en fasse un usage militaire. Avec la Syrie, son objectif est d’obtenir son retrait complet du Liban – ce qui est en bonne voie -, puis d’imposer un « changement de régime » à Damas. Enfin, si les États-Unis ont fini par reconnaître que le Hezbollah est l’un des acteurs importants de la scène libanaise, ils n’ont sûrement pas renoncé à le désarmer à échéance plus ou moins brève, afin de l’empêcher d’exercer son influence à l’extérieur, notamment contre Israël.
Dans l’axe Iran-Syrie-Hezbollah, le second terme apparaît aux responsables américains comme le maillon faible. Dans le langage néocon, c’est un « fruit mûr », prêt à être cueilli. L’idée est qu’un coup fatal porté à la Syrie entraînerait l’effondrement de l’axe tout entier. D’autant que Damas est aussi accusé de fournir une « base arrière » à l’insurrection irakienne. Renverser le régime de Bachar al-Assad est donc, selon les néocons, la condition de la victoire de l’autre côté de la frontière. Dans l’immédiat, la tactique est de le déstabiliser en exploitant l’hostilité légitime de beaucoup de Libanais à la domination syrienne.
Bien que Bush ait déclaré que « le monde libre n’acceptera pas » un Iran doté de l’arme nucléaire, son administration ne semble pas disposée à s’engager dans une campagne militaire, mais envisage plutôt une guerre d’usure. Pour tenter de rallier les Européens à leurs vues, les Américains ont fait quelques gestes en direction de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Allemagne, la « troïka » qui tente de convaincre Téhéran de renoncer à ses ambitions nucléaires. Dans le cas où l’Iran accepterait de geler complètement ses programmes contestés, ils sont prêts à lever leur opposition à son entrée dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et à lui livrer des pièces détachées pour ses avions civils. En réponse à ces concessions, les Européens ont fait part de leur « détermination » à empêcher l’Iran de se procurer des armes nucléaires et sont décidés à le déférer devant le Conseil de sécurité s’il ne coopère pas pleinement avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).
Cette dernière a établi que l’Iran avait bien réalisé des expériences d’enrichissement de l’uranium et de séparation du plutonium, bien qu’il soit encore loin – quelques années, sans doute – de pouvoir produire des quantités de matériel fissile suffisantes pour fabriquer une bombe. Mais les Iraniens n’en ont pas moins acquis une expertise technologique considérable. Personne ne semble connaître leurs intentions réelles. Cherchent-ils simplement à gagner du temps pour mener à bien un programme militaire clandestin ? Ou bien leur véritable objectif est-il d’obtenir de l’Europe et des États-Unis des avantages commerciaux et financiers importants ?
La vérité est peut-être ailleurs. Entouré de toutes parts – de l’Irak à l’Afghanistan et de l’Asie centrale au Golfe – de bases militaires américaines et régulièrement menacé d’une attaque par les États-Unis et Israël, l’Iran pourrait être tenté de pousser sa recherche aussi loin que possible, de manière à pouvoir, en cas d’urgence, franchir rapidement le « seuil » nucléaire.

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