Bataille de chiffonniers

Publié le 21 mars 2005 Lecture : 4 minutes.

Qualifiée de « grand moment pour la démocratie » par le président George W. Bush, la session inaugurale de l’Assemblée intérimaire irakienne s’est tenue le 16 mars. Trois discours (de Ghazi al-Yaouar et Iyad Allaoui, respectivement président et Premier ministre sortants, et le chiite Abdelaziz al-Hakim, tête de la liste vainqueur du scrutin), une prestation de serment collective et le report de la désignation du nouveau président et de ses deux assesseurs. Le « grand moment » a duré moins de deux heures, sur fond de tirs d’obus de mortier contre la Zone verte, où se déroulait la cérémonie.
Six semaines après les premières élections démocratiques du pays, la plus grande confusion règne sur la scène politique. La répartition des sièges est fluctuante. Ainsi, la liste de l’Alliance irakienne unifiée (AIU, soutenue par le grand ayatollah Ali Sistani, chef spirituel des chiites, qui représentent plus de 60 % de la population) est passée de 140 à 146 ou 148 élus, selon les sources. Celle représentant les deux partis kurdes, de 70 à 77 députés, sans que l’on sache d’où viennent les défections en faveur des grands vainqueurs du scrutin du 30 janvier.

Mais la principale préoccupation du citoyen irakien, outre la flambée de violence, tient à l’incapacité de la classe politique à désigner un nouveau gouvernement. « Nous avons risqué nos vies en nous rendant dans les bureaux de vote, se plaint un petit commerçant, malgré les menaces des groupes terroristes et de la résistance, et eux se chamaillent à propos de la distribution des fonctions ministérielles. »
Mais la classe politique n’est pas seule en cause. Le problème se situe plutôt du côté de la Loi fondamentale imposée par l’ancien proconsul américain Paul Bremer. Même majoritaire, un parti ne peut nommer librement le Premier ministre, véritable chef de l’exécutif selon ce texte. Le Parlement doit au préalable désigner, à la majorité des deux tiers, le président de la République et deux vice-présidents. Ce collège présidentiel nomme à son tour le Premier ministre, qui présente son cabinet et un programme politique adopté par le Parlement à la simple majorité. Il y a plus simple en matière démocratique, mais cet artifice imaginé par Paul Bremer garantit l’impossibilité mathématique de voir l’Irak devenir via les urnes une République islamique. Farouchement hostiles à une telle éventualité, les Kurdes, avec leur poids électoral (25 %), disposent ainsi d’un droit de veto. Et comme l’appétit vient en mangeant, Jalal Talabani, patron de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) et candidat à la présidence de la République, ainsi que son alter ego Massoud Barzani, chef du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), en ont profité pour poser à leurs futurs partenaires chiites des conditions difficilement acceptables.

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Leur première exigence tourne autour de la ville de Kirkouk, dont ils revendiquent le rattachement immédiat au Kurdistan. « En quoi cette revendication est irréaliste, s’emporte Barzani. Historiquement et géographiquement, cette cité nous appartient. » Kirkouk, véritable éponge à pétrole, a certes été « arabisé » par les déplacements massifs de populations sous Saddam Hussein, mais quid de la minorité qui y est installée depuis des siècles : les Turkmènes ? Après les rumeurs d’un accord entre Kurdes et chiites à propos de Kirkouk, ils sont descendus dans les rues de la ville pour crier leur désarroi. Promettant même de prendre les armes si leurs droits étaient menacés. Jamais, en somme, les problèmes ethniques ne se sont posés avec une telle acuité en Irak.
La Loi fondamentale a donc accouché d’un système communautariste à la libanaise. Ainsi l’esquisse de la répartition des pouvoirs ressemble à s’y méprendre à celle en vigueur dans le pays du Cèdre : un président kurde, un Premier ministre chiite et un président du Parlement sunnite. Cette dernière communauté, au pouvoir depuis toujours bien que minoritaire, n’a certes pas participé en masse au processus électoral (moins d’une dizaine de représentants dans la nouvelle Assemblée), mais le perchoir est promis à Yaouar, voire à Adnane Pachachi, ancien ministre des Affaires étrangères.
Le bon docteur Ibrahim Jaafari, candidat de l’AIU au poste de Premier ministre, adoubé par Ali Sistani, ne pourra succéder à Allaoui qu’avec l’aval des Kurdes. Lesquels tentent d’arracher le maximum de concessions. Outre le rattachement de Kirkouk à leur province, ils exigent une augmentation de leur part dans les recettes pétrolières (25 % au lieu des 17 % promis) et demandent, outre le poste de chef de la diplomatie, promis à son actuel détenteur Hoshyar Zebari, les maroquins de l’Intérieur, de la Défense ou des Finances. Et ce n’est pas tout. Ils refusent que leurs milices, les Peshmergas, soient dissoutes et intégrées dans la future armée irakienne. Autant de revendications qui en disent long sur leur véritable dessein : la sécession. Une bombe qui déstabiliserait l’ensemble de la sous-région.

En attendant, la Maison Blanche et Allaoui se frottent les mains. La première voit le spectre de la République islamique s’éloigner, et le second, son magistère prolongé. Approché par l’AIU pour une éventuelle participation dans le prochain gouvernement, Allaoui (13 % de suffrages) a répliqué, toute honte bue : « Premier ministre ou opposant. »
D’aucuns se réjouissent de cette impasse. Les sunnites semblent confortés dans leur refus de participer à une mascarade. Quant au jeune imam chiite Moqtada Sadr, hostile aux élections sous occupation américaine, il trouve là un nouvel argument. « La démocratie de l’occupant promet le pouvoir à des gens revenus en Irak dans les blindés de l’armée américaine, et leur incapacité à s’entendre montre à quel point ils sont indignes de diriger ce pays. »

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