Au nom de la réduction des coûts

New York et Rome brutalement privés d’électricité. Deux pannes géantes qui démontrent les dangers du libre jeu du marché appliqué sans précaution à l’eau potable.

Publié le 23 mars 2005 Lecture : 6 minutes.

Canada, jeudi 14 août 2003, vers 17 heures. Des dizaines de milliers d’employés se préparent à regagner leurs foyers. On se presse dans les ascenseurs, on se bouscule dans le métro et, l’approche de la fin de la semaine aidant, on joue du klaxon un peu plus que d’habitude pour se frayer un chemin sur les boulevards de Toronto. Dans le nord-est des États-Unis, même scénario : sorties de bureau, métro surchargé, avenues congestionnées. Et puis, soudain, la lumière s’éteint. Les ascenseurs s’arrêtent. Les rames de métro s’immobilisent. Les feux de signalisation ne fonctionnent plus. Des deux côtés de la frontière, des millions de personnes se retrouvent prises en otages. À un bref instant de silence succède une énorme cohue. Ceux qui le peuvent prennent d’assaut les escaliers pour évacuer les gratte-ciel. À l’extérieur, ils trouvent des rues congestionnées où règne le chaos. La panique est encore plus grande à New York, où les habitants, chez qui le souvenir du 11 septembre 2001 est encore vif, craignent une action terroriste. Logique : quoi d’autre qu’un attentat pourrait si brusquement priver d’électricité une nation si puissante, si moderne ?
Rome, un mois et demi plus tard. Il est 3 h 20 du matin, et la foule est encore nombreuse à se presser dans les rues. Il faut dire que cette nuit, c’est la Notte Bianca, la première édition de la Nuit blanche. Pour cette grande fête populaire, il y a du théâtre, des animations, des projections vidéo, des séances de lecture un peu partout dans la ville. Le pont du Tibre, le palais Farnèse, l’Aquario Romano, le Capitole accueillent des installations artistiques. Les magasins, les sites touristiques, les espaces culturels doivent rester ouverts jusqu’à l’aube. Lorsque toutes les lumières de la ville s’éteignent d’un seul coup, en même temps, quelques-uns applaudissent… Mais l’obscurité se prolonge, rappelle la pluie qu’on avait oubliée, finit par agacer les 500 000 Romains encore présents. Et puis on s’aperçoit que plus aucun feu de signalisation ne fonctionne. Que les bouches de métro sont muettes. Petit à petit, les portables sonnent et l’information circule d’un groupe à l’autre : des Alpes à la Sicile, c’est toute la péninsule qui est plongée dans le noir. Cinquante-sept millions d’Italiens sont privés d’électricité.
Dans les deux cas, il faudra plusieurs jours avant que le courant soit complètement rétabli. L’hypothèse de l’attentat est vite écartée, et les commentaires vont bon train sur la nature de l’incident technique. En Amérique du Nord, on évoque un incendie dans une centrale électrique de l’État de New York, puis une défaillance dans une centrale nucléaire de Pennsylvanie, et enfin la rupture d’une ligne à haute tension au Canada. En Italie, on soupçonne le Réseau de transport d’électricité français (RTE) qui alimente la péninsule. Mais RTE rejette la faute sur ses partenaires suisses qui, à leur tour, veulent faire porter le chapeau à la GRTN, la société publique responsable du réseau italien… Responsables américains, comme européens, gèrent la crise en se renvoyant la balle. Personne n’a envie d’endosser la responsabilité de pannes qui ont coûté entre 4 milliards et 10 milliards de dollars aux États-Unis, fait perdre près de vingt millions d’heures de travail au Canada, provoqué un manque à gagner de centaines de millions d’euros en Europe, sans oublier la mort de trois personnes en Italie. Les similitudes entre les deux affaires ne s’arrêtent pas là. On ne tarde pas à découvrir que le black-out italien de septembre est une copie conforme de la panne nord-américaine d’août : un court-circuit sur une ligne à haute tension. Les systèmes de sécurité ont reporté la puissance sur les autres lignes du réseau, qui n’ont pas supporté la surcharge et ont sauté les unes après les autres. Ce n’est pas tout : dans les deux cas, il s’avère que le premier incident a été provoqué par un contact entre la ligne et… des arbres ! Commentaire d’un sénateur français : « Les coupures de courant inattendues se multiplient dans des États développés, alors même que d’aucuns considéraient que ces catastrophes étaient réservées aux pays émergents. »
L’électricité n’est pas un produit comme les autres : elle ne se stocke pas. Il faut gérer son flux de façon continue. La fiabilité des interconnexions entre les producteurs est donc primordiale pour l’ensemble du réseau. Or les vagues de dérégulation et de privatisations ont fait éclater le marché et donné naissance à de multiples intervenants qui se livrent tous une concurrence acharnée. Et, pour augmenter leur rentabilité à court terme, ils réduisent les dépenses… Les enquêtes ont établi que les fameuses branches à l’origine des deux pannes n’avaient pas été coupées pour raison d’économies. Pour faire simple : en supprimant le salaire d’un bûcheron, on augmente les profits et on satisfait les actionnaires. Dans ses conclusions, le Groupe de travail États-Unis-Canada sur la panne stigmatisera ce manque de bonne gouvernance en pointant « des erreurs dans les politiques d’entreprises » et « un défaut d’appréciation des stratégies industrielles ».
Pour les mêmes raisons, la modernisation des infrastructures est, elle aussi, passée au second plan. Du coup, le dimensionnement de certains réseaux n’a pas suivi l’accroissement de la consommation et de la demande d’électricité. Ce qui limite leur capacité à absorber les surcharges. « Au départ, le réseau de transmission a été conçu pour assurer la fiabilité plutôt que pour soutenir les activités commerciales. Toutefois les temps ont changé. Une capacité d’interconnexion insuffisante nuit à l’intégration du marché, limite les avantages que peuvent tirer les consommateurs d’un marché concurrentiel et a des conséquences graves sur la garantie d’approvisionnement », résume le britannique ICF Consulting dans une étude publiée peu après les pannes.
Ces black-out auront au moins eu le mérite de révéler la vulnérabilité des réseaux électriques et l’impéritie de certains exploitants. Aux États-Unis, on évalue à 56 milliards de dollars le coût de mise à niveau des infrastructures. En Europe, on a des sueurs froides. Il faut dire que l’Union vient d’engager le processus de libéralisation totale du marché de l’électricité : l’ouverture à la concurrence est effective pour tous les professionnels depuis le 1er juillet 2004. En juillet 2007, ce sera le tour des marchés grand public. Et si rien n’est fait, c’est le chaos assuré. Mario Monti, alors commissaire européen à la Concurrence, a mis tout le monde d’accord en déclarant que « les phénomènes de black-out qui se sont produits ces derniers temps sont le résultat de graves lacunes dans les investissements ». En clair : les réseaux doivent être modernisés, et les exploitants, responsabilisés. Fin 2003, à l’initiative de la commissaire européenne à l’Énergie, Loyola de Palacio, la Commission européenne a proposé de durcir le contrôle et la réglementation afin de contraindre les exploitants et les producteurs à de nouveaux investissements. Le texte prévoit notamment que chaque gestionnaire de réseau de transport d’électricité doit soumettre une stratégie d’investissement à son autorité de régulation nationale, ces dernières devant, à leur tour, en présenter une synthèse à la Commission européenne. Et si les entreprises renâclent, les régulateurs auront le droit d’intervenir pour accélérer la réalisation des projets. Conséquence de ce tour de vis : les grands black-out à l’américaine ou à l’italienne ne se sont pas reproduits. Reste les petits. Septembre 2004, le Luxembourg est privé d’électricité pendant trente minutes. Février 2005, une heure de panne en Guadeloupe. Début mars, coupures tournantes en Corse : toutes les trois heures, 208 000 insulaires sont plongés dans le noir, parfois pendant quarante-cinq minutes. Pour corriger la défaillance, EDF est obligée de faire venir une turbine à combustion d’Athènes et des groupes électrogènes depuis les Pays-Bas et l’Écosse. Le sénateur français n’a pas fait de nouveaux commentaires…

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