Alliance indienne

Engagée en 2002, l’aventure de l’Office chérifien des phosphates dans le pays de Gandhi est un bel exemple de coopération Sud-Sud.

Publié le 22 mars 2005 Lecture : 5 minutes.

Au XIVe siècle, l’Inde avait inspiré à Ibn Batouta, prince des voyageurs, parti de Tanger à l’âge de 22 ans pour parcourir le monde, quelques-unes des plus belles pages de sa rihla à travers Dar al-Islam (du Maghreb à la Chine). Sept siècles plus tard, c’est avec l’oeuvre de son illustre compatriote sous le bras qu’Abdelilah Bennani s’est installé dans le pays au milliard d’habitants. Depuis juin 2003, cet homme d’une cinquantaine d’années, professionnel et serein, est le représentant de l’Office chérifien des phosphates (OCP), première entreprise publique marocaine, au sein de la société d’engrais Paradeep Phosphates Ltd. (PPL). À Bhubaneswar, capitale régionale de l’Orissa, à l’est du pays, où se trouve le siège social de PPL, il peut compter sur la présence d’un autre Marocain, Ahmed Chtioui, responsable du département d’audit interne depuis janvier 2003. À Paradeep, à trois heures de route, travaillent également Ahmed Hanine, Mohamed Souiker et Mohamed Lamsikine, tous trois conseillers techniques depuis septembre 2002 dans les usines. À eux cinq, ils représentent la moitié des expatriés marocains en Inde !
Bel exemple de coopération Sud-Sud sur le terrain, l’aventure de l’OCP n’en a que davantage d’importance. Ouverte aux capitaux étrangers depuis 1991, quand l’actuel Premier ministre, Manmohan Singh, était aux Finances, l’Inde, qui enregistre depuis une dizaine d’années un des plus forts taux de croissance au monde (plus de 8 %), n’attire que 4 milliards de dollars d’investissements étrangers par an. Un chiffre insignifiant pour un État si peuplé ! À l’OCP depuis ses jeunes années, Abdelilah Bennani explique le choix fait par son groupe, premier producteur mondial de phosphates : « Dans le domaine des engrais, il faut être intégré sur toute la chaîne : extraction de la matière première, transformation en acide phosphorique, puis en engrais, et distribution. Parallèlement, il s’agissait de prendre pied sur un marché très prometteur. » Un enjeu à la fois stratégique et financier.
Tout a commencé en 2002, lorsque le gouvernement indien cherche un repreneur pour PPL, dont le principal fournisseur est l’OCP. La société chérifienne et un grand groupe indien, K.K. Birla, qui travaillent ensemble depuis huit ans à Jorf Lasfar, au Maroc, n’hésitent pas longtemps et décrochent 74 % du capital pour 26,6 millions d’euros. Trois ans plus tard, le bilan est étonnant. Les Marocains – « partenaires à parts égales », tient à préciser le directeur général de PPL – ont pris leurs marques. Même si le quotidien, dans la deuxième région la plus pauvre du pays, un État agraire très traditionnel et exclusivement hindouiste, suppose quelques sacrifices. Dans la « colonie » PPL de Paradeep, ville portuaire isolée, où logent et vivent les employés et leurs familles, Mohamed Lamsikine habite l’une des petites maisons mises à la disposition des cadres dirigeants. Une résidence spartiate, où la réception de la chaîne francophone TV5 est le seul luxe et où les loisirs sont très rares : promenades en bord de mer, parties de ping-pong et restaurant. « Les trois éléments les plus difficiles pour nous, résume en souriant un Mohamed Lamsikine lucide, ont été le climat chaud et humide, la nourriture pimentée et les différences de culture. »
Au siège social de Bhubaneswar, malgré la douceur – toute relative – de la vie, les tensions persistent. Au-delà des costumes cravates et de la diplomatie des mots, on devine sans mal les accrochages entre responsables marocains et indiens. Abdelilah Bennani évoque le différend qui l’oppose à la direction générale sur la question des habitations sauvages qui ont poussé sur le terrain de PPL : des paysans s’y sont réfugiés après l’un des nombreux cyclones qui s’abattent chaque année sur l’Orissa.
À la tête du département d’audit interne, Ahmed Chtioui se souvient, quant à lui, comment, à son arrivée, certains vendeurs lui présentaient des factures griffonnées sur un bout de papier ! De part et d’autre, toutefois, on est satisfait du travail réalisé. À parcourir avec Mohamed Lamsikine les trois usines que compte PPL, le résultat est palpable : « Ce que les Marocains ont apporté ici, ce sont des méthodes occidentales, dont la planification des tâches, auparavant inexistante, témoignent tour à tour les responsables indiens des ateliers. Avant, les réunions duraient plusieurs heures. Elles se tiennent désormais chaque jour en quinze minutes et permettent d’obtenir davantage de résultats. Leurs interventions nous ont amenés également à respecter des normes de sécurité et environnementales. Le site est beaucoup mieux entretenu, et nous n’avons jamais été aussi performants. » Fini le temps où les employés dormaient ou mangeaient sous les cuves d’acide, les traces rouges laissées un peu partout par le paan que les Indiens aiment à chiquer, les vessies soulagées sur les murs des usines, les tuyaux rouillés et autres cuves qui fuient. Si le site de Paradeep n’a pas encore l’allure d’une usine occidentale, les progrès sont nets depuis la privatisation. La production a atteint son plus haut niveau depuis la création de PPL, en 1981. Avec plus de 1 million de tonnes produites et 2 000 employés environ, la société devrait réaliser en 2005 un chiffre d’affaires proche de 225 millions d’euros. Pour l’OCP, le plus dur est passé, malgré les petites difficultés financières que connaît PPL : il fournit aujourd’hui à son partenaire indien la matière première (le phosphate) et intermédiaire (l’acide phosphorique), et a pris pied commercialement en Inde via les 14 000 points de vente de PPL.
Sur le terrain, malgré des débuts difficiles, la confiance et le respect mutuels se sont imposés. « Pour savoir s’intégrer ici, confie un employé de PPL, il faut rester modeste, faire preuve de tact et de diplomatie. » Et éviter de heurter les sensibilités en évoquant les sujets qui fâchent : le boeuf, sacré, et les castes, tout à fait centrales dans le fonctionnement des entreprises indiennes, mais totalement taboues dans une région très attachée aux traditions hindoues.
Conscient du caractère extrêmement difficile de cette implantation, loin des images d’Épinal de l’expatriation dorée, Abdelilah Bennani reste philosophe : « Je déteste me sentir à la maison quand je suis à l’étranger. » Dans leur colonie de Paradeep, les collègues indiens de Mohamed Lamsikine laissent parler leur coeur : « Marocain ? Non, Mohamed est désormais avant tout indien. » Les quelques mots lancés à son équipe en oriya, hindi ou bengali en témoignent. Dans la fraîcheur de sa maison, aux murs couverts de photos d’une actrice indienne et du Taj Mahal, il reste prudent. Avec 38 °C en milieu de journée, le printemps s’annonce chaud. Les mois d’avril et de mai, sous 50 °C, seront particulièrement éprouvants. Les dates surlignées sur le calendrier et la valise, déjà bouclée, sont comme une promesse de bouffée d’oxygène : les vacances au Maroc, après un vol via Mumbai et Paris, débutent le 25 mars.

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