Scénarios post-électoraux
Faisons un rêve : les chiites acceptent de partager le pouvoir, les Kurdes de tempérer leurs velléités sécessionnistes, les sunnites de renoncer à la violence et les Américains de retirer leurs troupes…
L’Irak se trouve aujourd’hui à l’un des moments les plus prometteurs de son histoire moderne, mais aussi l’un des plus périlleux. Si les diverses communautés acceptent la nécessité d’un rapprochement, le pays pourrait être sur la voie d’une renaissance nationale. Mais des obstacles redoutables se dressent devant elles, dont le moindre n’est pas l’insurrection qui persiste et le problème toujours pas résolu de la présence militaire américaine.
Le résultat peut-être le plus important des élections du 30 janvier est que les Irakiens ont désormais le sentiment que l’avenir du processus politique est entre leurs mains. Pour la première fois depuis des décennies, ils sont – réellement, même si c’est encore relativement – maîtres de leur destin. La tâche historique qui incombe aux nouveaux dirigeants est de réussir à transférer pacifiquement le pouvoir de la minorité sunnite – qui le monopolisait depuis la création de l’État par la Grande-Bretagne, après la Première Guerre mondiale – à la majorité chiite sortie victorieuse d’élections démocratiques, mais qui, pour gouverner, doit trouver un consensus avec d’autres forces politiques.
Les chiites sont incontestablement les grands vainqueurs de la consultation. Parrainée par le grand ayatollah Ali Sistani, l’Alliance unifiée irakienne a remporté 48,1 % des suffrages et a proposé comme Premier ministre Ibrahim al-Jaafari, du parti Dawa. La liste laïque d’Iyad Allaoui a recueilli 13,8 % des suffrages. Ces deux listes chiites sont en désaccord sur de nombreux points, à commencer par le rôle que doit jouer la religion dans la politique et la nature des relations avec les États-Unis et l’Iran. Mais à elles deux elles totalisent 62 % des voix. La question est de savoir si les chiites entendent monopoliser le pouvoir ou le partager. Feront-ils participer les sunnites au processus politique ou bien les en excluront-ils ? De la réponse dépendra en grande partie la possibilité pour l’Irak de sortir du cycle de la violence.
L’Alliance kurde, composée de l’Union patriotique du Kurdistan de Jalal Talabani et du Parti démocratique kurde de Massoud Barzani, a réuni 25,7 % des suffrages. Le problème est que les Kurdes ne partagent pas les aspirations nationales irakiennes. Ils ne se sont engagés dans le processus électoral que dans l’espoir que leurs aspirations nationales soient prises en compte par les futurs dirigeants. Un sondage officieux réalisé au moment des élections fait apparaître que 98 % des Kurdes irakiens souhaitent s’affranchir de Bagdad. Leurs dirigeants sont peut-être moins maximalistes, mais ils entendent au moins consolider l’autonomie dont jouit le Kurdistan irakien depuis la guerre du Golfe (1991), mais aussi adjoindre Kirkouk et les champs pétrolifères avoisinants à leur région autonome. Ce qui ne fait l’affaire ni des Arabes ni des Turkmènes, très nombreux à Kirkouk, ni de la Turquie elle-même.
Ankara est farouchement hostile à une mainmise des Kurdes sur Kirkouk ou à une déclaration d’indépendance du Kurdistan, craignant que cela n’encourage les velléités sécessionnistes de sa propre population kurde. Mais les possibilités d’intervention militaire de la Turquie contre les Kurdes sont limitées par les pressions conjuguées de Washington et de Bruxelles. L’entrée dans l’Union européenne est, pour l’instant, le principal objectif de la Turquie. C’est beaucoup plus important pour elle qu’une intervention risquée en Irak.
Pour réintégrer, au moins en partie, les Kurdes dans la famille irakienne, pourquoi ne pas nommer Talabani président de la République irakienne ? On y réfléchit sérieusement. Le geste serait de nature à rassurer les Kurdes, mais il en faudra beaucoup plus pour rétablir la confiance entre les deux communautés.
Les Kurdes gardant un souvenir cuisant du génocide perpétré, en 1988, par Saddam Hussein, ils refuseront sans nul doute de dissoudre leurs milices, qui constituent à leurs yeux la principale garantie de leur sécurité – sinon de leur survie. À défaut d’une véritable indépendance, une large autonomie du Kurdistan est donc inévitable, ce qui semble plaider pour la création d’un État irakien fédéral, plutôt qu’unitaire, dont le centre ne serait pas Bagdad.
Malheureusement, plusieurs facteurs extérieurs pourraient compromettre toute possibilité de stabilisation de l’Irak. Une confrontation entre les États-Unis et l’Iran sur le problème nucléaire pourrait, par exemple, inciter la République islamique à s’attaquer aux intérêts américains en Irak. De même, la Syrie pourrait tenter d’intervenir si elle est l’objet de sanctions américaines, hypothèse de plus en plus vraisemblable depuis l’assassinat de Rafic Hariri, l’ancien Premier ministre libanais (voir pages 18-20). Enfin, les peshmergas (combattants kurdes) et les insurgés sunnites sont à couteaux tirés dans le Nord, à Mossoul. Tout cela est susceptible de créer de graves tensions dans le pays et de perturber les relations ambivalentes – faites de prudence et de méfiance – entre les dirigeants chiites et les États-Unis.
Quels sont les objectifs américains en Irak ? Le président George W. Bush et ses conseillers cherchent-ils à se sortir honorablement du bourbier irakien ou espèrent-ils encore faire de l’Irak un pays « démocratique » ami et client des États-Unis ? La question est très sérieusement évoquée, ces temps-ci, à Washington et ailleurs, mais il est plus que probable que l’administration Bush n’a nullement renoncé à ses objectifs de guerre initiaux. Il s’agit toujours d’éliminer toute opposition irakienne à l’hégémonie américaine sur cette région vitale.
Les élections du 30 janvier ont conforté ceux qui, à Washington, considèrent que les choses peuvent encore s’arranger en Irak. De toute façon, le coût en hommes et en argent est déjà tel qu’il est difficile d’imaginer que les États-Unis puissent se retirer sans avoir rien obtenu. Et puis, il faut tenir compte du rôle d’Israël, dont l’objectif a toujours été d’affaiblir l’Irak, notamment par un soutien appuyé aux Kurdes, et d’empêcher la formation d’un « front oriental » constitué de l’Irak et de la Syrie. Dès le milieu des années 1990, les amis néoconservateurs d’Israël à Washington ont mené campagne pour le renversement de Saddam Hussein, mais ce sont les attentats terroristes du 11 septembre 2001 qui leur ont donné l’occasion d’en faire la priorité numéro un de l’Amérique. Les agences de renseignements ont été manipulées, et on a fabriqué un dossier pour justifier la guerre. Les Israéliens ne cachent pas que la destruction de l’Irak par les États-Unis a fortement amélioré leur environnement stratégique.
Le principal but de guerre israélien a donc été atteint : l’Irak a été taillé en pièces. Il faudra des années, dans le meilleur des cas, pour qu’il retrouve son statut de puissance régionale. En revanche, les États-Unis sont encore loin d’avoir réussi à faire de l’Irak un vassal et un client. Et il n’est pas assuré qu’ils y parviennent un jour. Leur présence – et même seulement leur influence – dans ce pays a déjà fait trop de dégâts pour que les Irakiens l’acceptent, à long terme.
On dit souvent que, dans l’hypothèse où les forces américaines évacueraient l’Irak dans les mois à venir, le pays sombrerait aussitôt dans la guerre civile. Et il est certain qu’un régime fantoche comme celui d’Iyad Allaoui pourrait difficilement y survivre. Mais dès lors qu’un gouvernement plus légitime va probablement être mis en place, la menace d’une guerre civile paraît s’éloigner. Au contraire, la présence américaine semble être la principale cause de la poursuite de l’insurrection.
On dit aussi qu’un retrait précipité porterait un coup fatal à la crédibilité de l’Amérique dans la région et encouragerait partout le terrorisme. Mais le spectacle de forces américaines incapables de mater l’insurrection n’est-il pas plus préjudiciable qu’un retrait honorable ? Conclusion logique : difficile d’imaginer une véritable paix en Irak avant le départ des Américains.
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