Qui a tué Hariri ?
La Syrie est-elle derrière l’assassinat de l’ancien Premier ministre, rallié à l’opposition depuis quatre mois ? L’hypothèse est à prendre au sérieux. Mais elle n’estpas la seule.
Assassiné le 14 février dans un attentat à la voiture piégée, Rafic Hariri, l’ancien Premier ministre libanais, a été inhumé le 16 février à la mosquée Mohamed al-Amin, sur la place des Martyrs, dans le centre de Beyrouth. Un quartier qu’il avait lui-même fait reconstruire après la fin de la guerre civile (1975-1990)… La procession funèbre a réuni plusieurs centaines de milliers de personnes, toutes confessions confondues : musulmans, druzes, chrétiens maronites, etc. C’était le rassemblement le plus important depuis la messe célébrée en plein air par Jean-Paul II, en 1997. Ces funérailles « populaires et non officielles », selon le voeu même de la famille Hariri – aucun membre du gouvernement n’y a pris part -, ont rappelé celles de Nasser, d’Oum Kalsoum ou, plus récemment, de Yasser Arafat. Elles ont démontré l’immense popularité de cet homme d’affaires qui, issu d’une famille pauvre de Saïda, est parvenu à amasser une fortune colossale et, plus encore, à se tailler un destin national. Le leader sunnite était en effet le seul homme politique à pouvoir rassembler les Libanais de toutes obédiences sur un projet de pacification et de reconstruction. Son assassinat fait de nouveau planer le spectre de la guerre civile sur un pays où, il est vrai, la violence n’a jamais vraiment cessé.
Qui a commandité son assassinat ? Et pourquoi ? La déflagration, qui a tué 15 personnes et fait 137 blessés, a creusé un cratère de 5 m de diamètre et de 2 m de profondeur. Elle atteste la technicité des auteurs de l’attentat, des moyens importants mis à leur disposition et, peut-être, des complicités dont ils ont bénéficié au sein des services de renseignements, qu’ils soient libanais, syriens ou autres. Car les déplacements de l’ancien Premier ministre étaient toujours entourés de mesures de sécurité draconiennes. Trois convois identiques démarraient simultanément et empruntaient trois itinéraires différents. Très peu de personnes savaient dans lequel il se trouvait. De même, les communications téléphoniques étaient systématiquement brouillées, sinon coupées, sur le passage du cortège.
Connaîtra-t-on un jour la vérité ? Il est permis d’en douter. Jamais, en effet, le mystère n’a été complètement levé sur les précédents assassinats politiques perpétrés dans le pays, qu’il s’agisse de celui du leader druze Kamel Joumblatt (1979), du président maronite Béchir Jemaïel (1982) ou de son successeur René Mouawad (1989), même si tous ont été attribués par la rumeur aux services syriens. Bien sûr, le pouvoir libanais a diligenté une enquête, mais on ne sait si celle-ci aboutira à des conclusions crédibles, étayées par des preuves et, surtout, acceptables pour ses adversaires politiques, à l’intérieur comme à l’extérieur. D’abord, parce que ce pouvoir ne dispose que d’une souveraineté limitée et souffre, de ce fait, d’un déficit de légitimité. Ensuite, parce qu’il est fragilisé par les pressions internationales, dont la résolution 1559 des Nations unies est l’expression. Enfin, parce qu’il n’est pas sûr qu’il en ait la volonté ni même les moyens, quand bien même il bénéficierait de la collaboration d’enquêteurs suisses, comme il en a fait la demande.
« Nous n’accusons personne, mais il ne fait aucun doute que la présence de la Syrie a contribué à déstabiliser le Liban », a estimé Condoleezza Rice, la secrétaire d’État américaine. Selon elle, « le gouvernement syrien n’est malheureusement pas sur la voie d’une amélioration de ses relations avec nous, mais sur celle d’une détérioration ». L’ambassadeur américain à Damas a été rappelé, et l’administration Bush a une nouvelle fois exigé le départ « immédiat » des quatorze mille soldats syriens déployés au Liban, notamment par la voix de William Burns, le secrétaire d’État adjoint, lors d’un entretien, à Beyrouth, avec Mahmoud Hammoud, le chef de la diplomatie libanaise. Tout se passe donc comme si les États-Unis voulaient désigner Damas comme responsable, sinon coupable, de l’attentat.
Seul chef d’État à s’être rendu à Beyrouth pour présenter ses condoléances à la famille du défunt, le président français Jacques Chirac a réitéré, pour sa part, son appel à la mise en place d’une commission d’enquête internationale. Jugée inacceptable par les autorités libanaises, la proposition française a rencontré un écho favorable à Washington. L’Union européenne et le Conseil de sécurité des Nations unies (à l’unanimité) s’y sont par ailleurs associés. « S’il n’a rien à se reprocher, le gouvernement libanais serait bien inspiré d’accepter une enquête internationale, car c’est le seul moyen de dissiper les lourds soupçons qui pèsent sur lui », a estimé Jihad al-Khazen, un analyste politique, sur la chaîne d’information libanaise ANB.
Les partisans de Hariri ont de bonnes raisons de mettre en cause les pouvoirs libanais et syrien. « En tant que responsables de la sécurité, ils auraient dû empêcher l’assassinat de l’un des hommes les plus puissants du pays, explique un confrère beyrouthin sous le couvert de l’anonymat. Le seul argument susceptible de justifier la présence des troupes syriennes, à savoir le maintien de la sécurité, est désormais sans valeur. »
L’ancien Premier ministre étant le seul dirigeant sunnite à disposer d’un capital de sympathie au sein des autres communautés et familles politiques, il paraissait bien placé pour diriger à nouveau le gouvernement après les élections législatives du mois de mai. L’opposition, qui semblait assurée, du moins jusqu’au drame du 14 février, de l’emporter, perd un atout de premier plan. On comprend son empressement à mettre en cause les pouvoirs libanais et syrien et à réclamer la mise en place d’une commission d’enquête internationale. Ancien ministre et député, Marouan Hamadé, lui-même cible d’un attentat à la voiture piégée, le 1er octobre 2004, n’y va pas par quatre chemins. Pour lui, aucun doute : « Tout commence à Damas et passe par Baâbda [siège de la présidence de la République libanaise], le gouvernement et les services de renseignements libanais. »
Les indices ne manquent pas pour étayer cette accusation. On sait, par exemple, que la Syrie a accusé officieusement – à travers les commentaires des journaux qui lui sont inféodés – l’ancien Premier ministre d’avoir « convaincu son ami Jacques Chirac », ainsi que George W. Bush, de la nécessité de faire adopter la résolution 1559 des Nations unies appelant au départ des troupes syriennes du Liban et au désarmement des milices du Hezbollah et des groupes palestiniens implantés dans le pays. Damas a également fait pression sur Rafic Hariri – qui s’était ouvertement opposé à la prorogation du mandat du président prosyrien Émile Lahoud, avant de l’approuver finalement, contre son gré – pour qu’il démissionne de son poste. Et c’est ce qu’il a fait, en octobre 2004, au retour d’une visite en Syrie et d’une rencontre avec le président Bachar al-Assad. Last but not least, la Syrie a accusé Hariri d’avoir incité les diverses composantes de l’opposition (des chrétiens rassemblés autour de Mgr Sfeir, le patriarche maronite, aux druzes de Walid Joumblatt, en passant par les libéraux et les démocrates de gauche) à se rassembler dans un front uni. Et de leur avoir fourni un soutien médiatique – dans ses journaux et ses chaînes de télévision – et financier. Ce qui, bien sûr, n’est pas totalement faux.
Les opposants voient dans l’assassinat de Hariri la preuve du refus absolu de Damas de se retirer du Liban. Ce refus s’expliquerait, selon eux, par le fait que la Syrie ne réussit à se maintenir – tant bien que mal – à flot que grâce au dynamisme de l’économie libanaise, aux transferts de fonds des ouvriers syriens travaillant sur les chantiers libanais et aux trafics en tout genre auxquels s’adonnent les forces d’occupation. Rallié à l’opposition, Hariri paraissait en mesure de rassembler et de mobiliser les ex-adversaires du temps de la guerre civile en faveur de l’indépendance et de la défense de la souveraineté nationale. Et donc, forcément, contre la Syrie. Avec le soutien des Israéliens, des Américains et des Français, plus que jamais désireux de reprendre pied dans le pays.
« Ces accusations, qui s’appuient sur une lecture très partiale des faits, sont fantaisistes », répliquent les prosyriens, qui ont, eux aussi, leurs arguments. « La Syrie n’a aucun intérêt à commettre – ou à laisser perpétrer – un tel crime », soutiennent-ils, puisque ses récents différends avec Hariri ne pouvaient qu’attirer les soupçons sur ses services de renseignements, dont l’omniprésence et l’omnipotence au Liban sont loin d’être une légende. En outre, dans un entretien accordé, le 11 février, au quotidien de gauche Assafir, Hariri insistait sur le fait que la victoire de l’opposition lors du prochain scrutin ne serait pas une défaite pour la Syrie et qu’il entendait conserver de bonnes relations avec ce pays, « conformément à nos choix nationaux et aux intérêts des Arabes ». Pourquoi les Syriens auraient-ils cherché à liquider leur unique interlocuteur au sein de l’opposition, et donc un intermédiaire potentiellement précieux dans la perspective de négociations avec son aile radicale ?
Dans la même interview, Hariri précisait que l’accord de Taëf, qui mit fin à quinze ans de guerre civile et légitime, en quelque sorte, la présence syrienne au Liban, demeurait à ses yeux une ligne rouge à ne pas dépasser. Et qu’il était intervenu personnellement pour ramener les autres dirigeants de l’opposition à la raison lorsqu’ils avaient tenté de la franchir. La volonté de rassurer Damas sur ses intentions était évidente…
Ceux qui rejettent l’idée d’une éventuelle implication syrienne portent généralement leurs soupçons sur les adversaires de la Syrie, à l’intérieur comme à l’extérieur du Liban, qui seuls tireraient quelque bénéfice de cet assassinat et de la détérioration de la situation sécuritaire qui ne manquera pas d’en résulter.
Qui sont donc ces « adversaires de la Syrie » ? On pense immédiatement à Israël, aux puissances qui ont fait voter la résolution 1559 des Nations unies, c’est-à-dire les États-Unis et, à un degré moindre, la France, mais aussi aux parties libanaises dont les intérêts sont contrariés par la présence militaire syrienne.
Selon les tenants de cette analyse, l’assassinat de Hariri viserait à créer une situation explosive, qui, d’une part, contraindrait Damas à retirer ses troupes, et, de l’autre, isolerait le Hezbollah et l’inciterait à renoncer à toute activité militaire contre l’État hébreu, prélude à sa transformation en un parti politique à vocation nationale. Par ailleurs, la détérioration de la situation au Liban détournerait les regards d’un Irak en voie de balkanisation et allègerait la pression sur Israël, appelé à faire de douloureuses concessions dans la perspective d’une relance du processus de paix. N’est-ce pas là, de toute façon, ce qui risque de se produire au cours des prochains mois, malgré les gesticulations de Téhéran et de Damas – discrètement appuyés par Moscou -, qui, le 16 février, ont annoncé leur volonté de constituer un front commun pour faire face « aux défis » et « aux menaces » ? Wait and see…
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