« Pourquoi la France nous hait »

Comment transformer son pays en un dragon africain, trouver une solution aux tensions avec la RD Congo et aux relations difficiles avec Paris ? Le chef de l’État rwandais apporte sa part de vérité. Et se défend de faire du génocide un fonds de commerce.

Publié le 21 février 2005 Lecture : 19 minutes.

L’itinéraire de cet homme de 48 ans, sec comme un marathonien et long comme une lance de guerrier tutsi, est fait de mystères, de tragédies et de victoires. Né non loin de Gitarama, Paul Kagamé a 3 ans lorsque ses parents, fuyant les pogroms de 1959, se réfugient en Ouganda. Exilé pendant trente ans, il fait partie du « Groupe des 27 » qui, avec Yoweri Museveni, s’empare de Kampala et renverse le régime de Milton Obote à l’issue d’une longue guerre de guérilla. Officier supérieur au sein de l’armée ougandaise, il n’oublie pas un seul jour le Rwanda des mille collines et rêve d’y revenir. De retour d’un stage militaire aux États-Unis, Paul Kagamé déclenche en 1990 avec ses compagnons d’exil une lutte armée qui l’amènera quatre ans plus tard jusqu’au coeur de Kigali. Entretemps, l’imprescriptible a eu lieu : le génocide des Tutsis et Hutus modérés, près d’un million de morts. Homme fort et deus ex machina du pouvoir, puis chef de l’État à partir d’avril 2000, Kagamé ne cesse d’être confronté à l’arrière-faix du génocide. Ses aventures congolaises et le tropisme sécuritaire qui l’anime viennent de là. Tout comme son obsession de l’unité nationale, quitte à diriger d’une main de fer un « nouveau Rwanda » aux allures d’État garnison.
Pourtant, Paul Kagamé s’efforce depuis longtemps de transcender cette fracture originelle. Ce diplômé par correspondance de l’Université de Londres (option management et business), informatisé jusqu’au bout des ongles, lecteur assidu de The Economist, des Mémoires des grands hommes et des ouvrages de stratégie militaire, veut faire de son petit pays à la population disciplinée et industrieuse, une sorte de dragon africain. Travail, propreté, ponctualité, sobriété – à l’image d’une présidence nette, claire et modeste -, corruption minimale et bonne gouvernance ne sont pas ici des slogans creux. De plus en plus anglophone (la télévision nationale, en dehors de ses propres programmes, relaie CNN en boucle), le Rwanda regarde désormais vers l’Est et le Sud pour ses circuits économiques et ses flux humains. Reste que le chemin à parcourir vers des horizons « asiatiques » est encore long, surtout quand on sait que 60 % de la population vit toujours en dessous du seuil de pauvreté…
Au cours de l’entretien qui suit, Paul Kagamé évoque certes son ambition pour le Rwanda, mais aussi et surtout deux dossiers de politique extérieure particulièrement sensibles : la RD Congo et les relations avec la France. Alors que six plaintes pour complicité de génocide, visant l’armée française, viennent d’être déposées à Paris par des citoyens rwandais rescapés des massacres, les propos du président Kagamé démontrent que les plaies de 1994 sont loin d’être refermées. Le sentiment de « haine » antirwandaise que le chef de l’État prête à une certaine France peut aussi paraître excessif. Mais quand on sait que Kagamé vise par là, sans le dire, le gouvernement français et tout particulièrement l’hôte de l’Élysée, de telles affirmations méritent qu’on s’interroge sur leur genèse : pourquoi en est-on arrivé là ?

Jeune Afrique/l’intelligent : 2004 a été l’année de la commémoration du dixième anniversaire du génocide. Quelles leçons pour le Rwanda ?
Paul Kagamé : Rappeler cette tragédie était capital, à condition de ne pas se figer dans le souvenir. Nous ne sommes pas que des survivants. Nous vivons, nous avançons, nous bâtissons. Les cérémonies de commémoration ont donc été l’occasion d’évaluer le chemin parcouru depuis 1994 et ce qui reste à faire. L’occasion d’établir un lien, une chaîne entre ces journées de souffrance, un présent de travail et un avenir que nous espérons tous meilleur. Surmonter le deuil nous a rendus plus forts, plus solidaires. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’il n’y ait pas eu tout au long de cette année d’intenses moments d’émotion.

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J.A.I. : Les critiques formulées à votre encontre sont, vous le savez, nombreuses. Passons-les en revue. La première concerne le Tribunal pénal international d’Arusha, chargé de juger les crimes commis en 1994. Vous refusez que des membres de votre armée et de votre parti soient traduits devant cette juridiction pour avoir, eux aussi, violé les droits de l’homme. Pourquoi ?
P.K. : Le TPIR juge les crimes de génocide, et notre combat en 1994 visait à libérer le Rwanda des génocidaires. Il n’y a donc aucune commune mesure, aucune comparaison possible, aucun parallèle à établir entre eux et nous. À Nuremberg en 1945, ce sont les nazis qui ont été jugés, pas ceux qui les ont écrasés, et il ne viendrait à l’idée de personne de le déplorer. Pour le reste, il n’y a pas un seul délit commis par nos hommes qui n’ait été sanctionné, parfois de la façon la plus sévère. Hier, aujourd’hui ou demain.

J.A.I. : Êtes-vous satisfait du travail effectué par le TPIR ?
P.K. : En soi, ce tribunal est une excellente chose puisqu’il oblige la communauté internationale à regarder en face le génocide – et, par là même, à faire son propre examen de conscience. Maintenant, sur le plan de son efficacité, de son fonctionnement, il y aurait encore beaucoup à dire, même si la tendance depuis l’année dernière est à l’amélioration.

J.A.I. : Autre accusation souvent entendue : vous instrumentalisez le génocide, vous vous en servez comme d’un prétexte pour mieux discréditer votre opposition, et toute voix discordante est aussitôt qualifiée de « génocidaire ».
P.K. : L’opposition se discrédite d’elle-même, elle n’a nul besoin de moi ou d’une quelconque manipulation pour cela. Si son corpus idéologique ne s’est pas débarrassé des miasmes du génocide et si elle n’est toujours pas parvenue à faire son autocritique, c’est son problème. Moi, j’observe et, à l’instar des Rwandais, je juge.

J.A.I. : Votre prédécesseur, l’ancien président Pasteur Bizimungu, a été condamné en juin 2004, à Kigali, à quinze ans de prison pour, entre autres chefs, celui de « divisionnisme ethnique ». Une amnistie est-elle envisageable en ce qui le concerne, dans le cadre de votre politique de réconciliation nationale ?
P.K. : C’est une affaire de justice et je n’interfère pas. Si, en dernière instance, il me revient un jour d’avoir à décider, j’exercerai évidemment mes prérogatives en la matière. Mais, dans ce cas précis et dans l’état actuel des choses, je ne pense pas que j’irai dans le sens d’une amnistie : Bizimungu, pour le moment, n’a rien fait pour cela. De toute façon, aucun appel en ce sens n’a été formulé auprès de moi.

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J.A.I. : Sauf, avez-vous précisé lors d’un précédent entretien avec J.A.I., si Pasteur Bizimungu se repent et présente ses excuses…
P.K. : Encore faut-il qu’il le fasse. Dans cette hypothèse, nous aviserons. C’est en tout cas ce que nous attendons de lui.

J.A.I. : Le grand show des tribunaux gacaca, chargés de traiter les « petits délits » du génocide, doit commencer sur tout le territoire à la fin de février. Combien de Rwandais vont-ils être jugés ?
P.K. : Des dizaines de milliers.

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J.A.I. : On parle d’un million de personnes, soit le huitième de la population…
P.K. : En fait, il est impossible de connaître aujourd’hui le chiffre exact, puisque le contenu des audiences et les aveux des accusés seront susceptibles d’entraîner d’autres inculpations, et ainsi de suite. Mais je voudrais insister sur un point : le but de l’opération gacaca n’est qu’accessoirement répressif, il est avant tout pédagogique. Il ne s’agit évidemment pas d’enfermer ces dizaines de milliers de « petites mains » du génocide, mais de leur faire prendre conscience de leurs actes et de les amener à se repentir.

J.A.I. : Nombreux sont ceux qui estiment qu’en réalité la présence persistante, dans l’est de la RD Congo, des ex-FAR et d’autres Interahamwes – ces opposants rwandais qualifiés de « forces négatives » à Kigali -, vous arrange. Elle justifie vos constantes interventions chez votre voisin. D’ailleurs, vous n’avez pas fait grand-chose pour les combattre quand vous-même occupiez les lieux, entre 1998 et 2002…
P.K. : Faux. Pendant les deux ou trois ans où notre armée était en RDC, il n’y a pas eu une seule attaque contre le Rwanda de la part de ces gens. Nous les avons poursuivis et détruits avec beaucoup de persévérance. Mais ils sont une bonne dizaine de milliers, et la responsabilité de les désarmer après notre retrait de la RDC incombe aux forces de l’ONU et à l’armée congolaise, pas à nous. Qui a dit que nous avons échoué ? Si la nécessité nous oblige à intervenir à nouveau, vous verrez bien le résultat.

J.A.I. : Vous qualifiez ces adversaires de génocidaires. Or une bonne partie d’entre eux est désormais constituée de jeunes qui n’ont pas participé au génocide de 1994…
P.K. : Qu’en savez-vous ? Des enfants de génocidaires, élevés dans l’idéologie du génocide, sont potentiellement aussi dangereux que leurs parents. Surtout s’ils sont armés. En tout état de cause, nous avons un devoir de prévention à leur égard.

J.A.I. : Pensez-vous réellement que ces miliciens à demi-bandits, qui vivent sur l’habitant au-delà de vos frontières, constituent encore une menace pour l’État rwandais ?
P.K. : Ils constituent une menace pour les populations des régions frontalières puisque leur but est de revenir ici et de terroriser les gens. L’État, lui, a pour devoir de protéger les citoyens, sinon à quoi servirait-il ?

J.A.I. : L’est de la RD Congo, et particulièrement le Nord-Kivu, vous intéresse, dit-on, pour une raison majeure : ses richesses minières – coltan, cassitérite, or – que vous souhaitez continuer à piller et à exporter via Kigali. On parle même d’aéroports de brousse aménagés par vos soins près des zones d’exploitation…
P.K. : La Monuc a dix mille hommes dans l’est du Congo. Elle contrôle tous les aéroports, tout ce qui décolle, tout ce qui atterrit, tout ce qui vole, toutes les pistes. Où nos avions se poseraient-ils sans qu’elle en soit informée ? Vous me parlez de coltan et de cassitérite. Nous avons, au Rwanda, nos propres mines de coltan et de cassitérite, que nous traitons et que nous exportons. Tout cela est aisément vérifiable. Le saviez-vous ? Apparemment, nul ne s’en soucie. Tout comme nul ne cherche à savoir d’où proviendraient les centaines de millions de dollars qui nous seraient nécessaires pour exploiter les richesses minérales du Kivu. S’il suffisait de se baisser pour ramasser le coltan et le charger à bord de camions, pourquoi les Congolais ne seraient-ils pas riches eux-mêmes depuis longtemps ? Ce n’est pas sérieux.

J.A.I. : Autre motif d’intérêt pour votre voisin : le Rwanda étant le pays le plus densément peuplé d’Afrique, vous aimeriez bien y déverser le trop-plein de votre population. Certains évoquent même l’embryon de colonies de peuplement dans le Nord-Kivu.
P.K. : On peut, effectivement, dire n’importe quoi. La réalité est que nous avons, ici, des milliers de réfugiés congolais. Ceux-là, effectivement, nous souhaitons qu’ils puissent rentrer chez eux, car nous devons les nourrir. Pour le reste, le vrai problème est le suivant : il y a, dans l’est de la RD Congo, une population entière qui est de culture rwandaise, certes, mais de nationalité, de citoyenneté congolaise. Cela, personne ne peut le nier, en particulier le gouvernement congolais. Ces gens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs que tous les autres Congolais, ils doivent jouir des mêmes libertés et du même accès à la terre. Vouloir résoudre leur cas et les problèmes de cohabitation qui se posent en les expulsant en douce vers le Rwanda est une aberration, totalement contraire au droit international.

J.A.I. : Une élection présidentielle doit en principe avoir lieu en RD Congo cette année. Souhaitez-vous vraiment qu’elle se tienne, ou vous dites-vous qu’après tout il vaut mieux avoir pour voisin un Congo faible et divisé plutôt qu’un Congo unifié, avec un président légitime ?
P.K. : Même en imaginant que tel soit mon voeu ou mon sentiment, ce n’est évidemment pas celui des Congolais. Eux veulent des élections. Qui suis-je pour leur dénier ce droit ? Un Congo stable et en paix est bien sûr la meilleure des choses qui puisse arriver pour le Rwanda, cela tombe sous le sens. Maintenant, la question qui se pose est de savoir si les leaders politiques congolais, eux, veulent réellement que cette élection ait lieu. Je n’en suis pas tout à fait sûr.

J.A.I. : Soyons plus précis. On vous accuse, à Kinshasa, de contrôler et de manipuler des forces politiques congolaises, comme le RCD Goma et l’UPC de Thomas Lubanga, lesquelles seraient en quelque sorte votre cheval de Troie à l’intérieur du système afin de mieux le déstabiliser.
P.K. : Thomas Lubanga, que je sache, opère à 800 kilomètres d’ici dans la région de l’Ituri, qui n’a aucune frontière avec nous mais en a, en revanche, avec l’Ouganda. Pourquoi n’accuse-t-on pas l’Ouganda ? Ceux qui nous voient partout connaissent-ils au moins leur géographie ? Quant au RCD d’Azarias Ruberwa, il est à Kinshasa, à 2 000 kilomètres de Kigali. À moins qu’il soit un jouet télécommandé à très longue distance ou un as de la télépathie, je ne vois pas très bien comment nous ferions pour le contrôler.

J.A.I. : Que s’est-il réellement passé en octobre et novembre 2004 dans le Kivu ? Vous menacez d’intervenir militairement, la Monuc assure que vos troupes sont passées à l’action, vous ne confirmez ni n’infirmez l’information… Difficile de s’y retrouver.
P.K. : Écoutez. Le noeud, la racine, le fondement de toute la crise des Grands Lacs, c’est la présence des ex-FAR et Interahamwes au Congo. Le reste n’est que littérature. Que l’on résolve ce problème et tout ira bien. Que l’on résolve ce problème et toutes les accusations dont on accable le Rwanda apparaîtront pour ce qu’elles sont : des affabulations. Ces forces génocidaires doivent impérativement être désarmées. De gré – mais j’ai rarement vu quelqu’un rendre son arme sans y être contraint – ou de force.

J.A.I. : Êtes-vous, oui ou non, intervenu en RD Congo il y a trois mois ?
P.K. : Où la Monuc a-t-elle vu nos troupes ? De quelles preuves dispose-t-elle pour affirmer qu’il s’agissait bien de soldats de l’armée régulière rwandaise ? De toute façon, ce ne sont là que des détails. L’important, c’est ceci : nous nous réservons le droit de nous défendre contre toute attaque venue du Congo, y compris en portant le fer au-delà de nos frontières. Est-ce assez clair ?

J.A.I. : En l’occurrence, y avait-il eu attaque ?
P.K. : Absolument. Des tirs de roquettes sur des villages de la région de Gisenyi. Nous avons eu des victimes.

J.A.I. : Comment jugez-vous le travail accompli par les Casques bleus de la Monuc en RD Congo ?
P.K. : Avec une grande sévérité. Je ne sais ce qu’ils font, à quoi ils servent ni pourquoi la communauté internationale dépense tant d’argent pour cette opération qui est la plus coûteuse et la moins efficace de toutes celles menées par l’ONU en ce moment. Ils sont incapables de procéder au désarmement des génocidaires et sombrent dans des scandales sexuels qui défraient la chronique. Triste spectacle.

J.A.I. : Vous rencontrez régulièrement votre homologue congolais Joseph Kabila. À chaque fois, on parle de paix, d’entente et de bon voisinage. Et puis chacun rentre chez soi et rien ne se passe. La tension ne baisse pas d’un cran. Pourquoi ?
P.K. : Je n’en sais rien. Ce que je sais c’est que, en ce qui nous concerne, nous exécutons toujours notre part du contrat. Et que la situation est ensuite celle que vous décrivez.

J.A.I. : Le considérez-vous comme un partenaire fiable ?
P.K. : À vous de tirer les conclusions qui s’imposent.

J.A.I. : Que vous dit-il à propos de la présence d’opposants rwandais armés sur son territoire ?
P.K. : Il ne la dément pas. Comment le pourrait-il ?

J.A.I. : Kinshasa semble saisi depuis quelques semaines d’une fièvre nationaliste antirwandaise. On a même entendu un proche collaborateur du président Kabila menacer de « porter la guerre jusque dans les rues de Kigali ». Cet accès de « congolité » vous inquiète-t-il, ou s’agit-il de simples rodomontades à vos yeux ?
P.K. : Tout cela est très malsain. Faire du Rwanda le bouc émissaire de conflits préélectoraux est une tentation dangereuse. C’est aussi un moyen de se faire de l’argent et une manière de se dédouaner aux yeux de l’opinion.

J.A.I. : C’est-à-dire ?
P.K. : Ceux, parmi les dirigeants politiques congolais, qui, par le passé, ont eu des liens avec nous et que nous avons aidés font aujourd’hui assaut d’antirwandisme primaire. Certains d’entre eux, que la rue kinoise accusait hier d’être rwandais ou d’ascendance rwandaise, se veulent aujourd’hui plus congolais que les Congolais eux-mêmes. C’est de la démagogie, du populisme et du nationalisme de bazar. Hélas, l’irresponsabilité est, en termes électoraux, parfois payante à court terme. Cette sorte de complexe, de honte de ses origines, est quelque chose que nous avons nous-mêmes connu. Lorsque je vivais en exil en Ouganda, je me souviens que certains Rwandais se voulaient ougandais avec un excès de zèle qui les conduisait à haïr leurs propres parents. Je crois que ce complexe existe au sein même du gouvernement congolais. C’est inquiétant, beaucoup plus pour le Congo que pour nous-mêmes.

J.A.I. : Vos relations avec la France ne sont apparemment pas bonnes…
P.K. : C’est une évidence. Et ce n’est pas nouveau.

J.A.I. : Vous lui reprochez, en vrac, de ne pas présenter d’excuses pour son rôle supposé pendant le génocide, d’avoir une attitude hostile à votre encontre, tant à l’ONU qu’au sein de l’Union européenne, de tolérer une enquête judiciaire sur l’assassinat de l’ex-président Habyarimana, laquelle enquête semble vous désigner comme coupable, etc. Tout de même, Paris a fait un geste à votre égard en déléguant à Kigali le ministre Renaud Muselier à l’occasion du dixième anniversaire du génocide en avril 2004. Et vous, vous avez profité de sa présence pour attaquer la France dans un discours, l’obligeant ainsi à quitter précipitamment les lieux ! Ne regrettez-vous pas de vous être ainsi laissé emporter ?
P.K. : Je ne dis rien au hasard et je ne me laisse jamais emporter. Ce que je regrette, c’est de ne pas en avoir dit assez ce jour-là. J’aurais pu et dû en dire plus sur le rôle de la France en 1994.

J.A.I. : Que faut-il faire pour que les relations s’améliorent ? Que Paris présente des excuses publiques ?
P.K. : La France doit reconnaître sa part de responsabilité morale dans le génocide. Elle est la seule à ne pas l’avoir fait. C’est une question de principe. Les excuses viendront ensuite ou ne viendront pas, peu importe. De toute façon, des excuses hypocrites ne valent rien. La balle est donc dans le camp du gouvernement français, à condition bien sûr qu’il souhaite améliorer ses relations avec nous – ce qui reste à prouver. Peut-être pense-t-on à Paris que c’est à nous de nous excuser, pour avoir survécu aux massacres ? Peut-être croit-on à Paris que nous allons finir par remercier la France d’avoir formé les génocidaires, fermé les yeux sur le génocide, puis protégé et sanctuarisé ceux qui l’avaient commis ? Nous ne le ferons jamais. Personne ne nous dictera notre conduite. Sans doute est-ce pour cela que ces gens-là nous haïssent, que cette France-là nous hait.

J.A.I. : Vous parlez de haine ?
P.K. : Oui, je parle de haine, c’est bien de cela qu’il s’agit.

J.A.I. : Vous avez mis en place une Commission d’enquête sur le rôle de l’armée française au Rwanda. Cela ne va pas arranger les choses…
P.K. : Nous voulons savoir ce qui s’est passé et jusqu’où s’est étendue la complicité entre cette armée et les génocidaires. C’est notre droit le plus absolu, notre devoir de mémoire à nous. Nous le ferons de façon sérieuse, documentée, impartiale.

J.A.I. : Dans une interview parue tout récemment dans J.A./l’intelligent, le ministre français de la Défense, Michèle Alliot-Marie, disait ceci, à propos de cette commission d’enquête : « La question que je me pose, c’est : dans quel but ? Pour ma part, je souhaite qu’on ne camoufle pas la vérité. Et la vérité, c’est que les militaires français ont été quasiment les seuls à se porter au secours des populations rwandaises. » Votre commentaire ?
P.K. : Le ministre français doit savoir que le travail de la Commission ne porte pas uniquement sur l’année 1994 et sur l’opération Turquoise. Elle s’intéresse également et de très près aux mois et aux années qui ont précédé et préparé le génocide. Qui entraînait les miliciens Interahamwes ? Qui mettait en place ces barrages routiers où la première question que l’on vous posait était de savoir si vous étiez hutu ou tutsi ? Qui tirait sur nos troupes dans le Nord ? Lorsque je me suis rendu à Paris en 1992, Paul Dijoud et Jean-Christophe Mitterrand avaient été très clairs en me recevant : « Déposez les armes, m’avaient-ils dit, sinon… » C’est le contenu de ce « sinon » que nous sommes en train d’explorer.

J.A.I. : Les premiers résultats de l’enquête judiciaire menée par le juge français Jean-Louis Bruguière à propos de l’assassinat de Juvénal Habyarimana ont été publiés dans la presse il y a quelques mois. Ils vous mettent personnellement en cause. Qu’en pensez-vous ?
P.K. : Cette pseudo-enquête n’a pas lieu d’être et ne repose sur aucun fondement. Elle est sans effet.

J.A.I. : En avez-vous, au moins, pris connaissance ?
P.K. : Non. Tout ce qui vient de ce juge n’a pour moi aucun intérêt.

J.A.I. : La Francophonie au Rwanda semble être en pleine régression. Y a-t-il un lien de cause à effet ?
P.K. : Nous avons ici trois langues officielles : le kinyarwanda, l’anglais et le français. Chacune évolue, progresse ou régresse dans le cadre d’un marché linguistique ouvert et libre. L’État n’intervient pas.

J.A.I. : Votre présence au dernier Sommet de la Francophonie à Ouagadougou les 26 et 27 novembre 2004 a surpris.
P.K. : Pourquoi donc ? Je m’y suis rendu parce que ce Sommet se tenait en Afrique, parce que le président Compaoré est un ami et parce que le Rwanda entretient de bonnes relations avec l’ensemble des pays d’Afrique francophone – et anglophone. Cela n’avait rien à voir avec un quelconque militantisme en faveur d’une langue que je n’ai, d’ailleurs, toujours pas appris à parler, faute de temps. Enfin, Ouaga était sur le chemin du retour de Dakar, où je venais d’effectuer une visite officielle. Je ne pouvais pas refuser cela à Abdoulaye Wade, qui est quelqu’un que j’apprécie beaucoup pour sa franchise.

J.A.I. : Êtes-vous pour ou contre les sanctions internationales appliquées au Zimbabwe, par exemple, ou à la Côte d’Ivoire ?
P.K. : Il s’agit de mécanismes onusiens sur lesquels je n’ai pas de position de principe. Ce que je crois, par contre, c’est qu’il n’est pas bon que le principal juge et le principal instigateur en la matière soit l’ancienne puissance coloniale. Qu’il s’agisse de la Grande-Bretagne pour le Zimbabwe ou de la France pour la Côte d’Ivoire.

J.A.I. : On a parfois l’impression que vous dirigez le Rwanda comme on commande à une caserne…
P.K. : Objection. Je m’efforce de diriger le Rwanda comme on dirige une entreprise. Une entreprise dont je suis le chief executive et dont les cadres, les ministres en l’occurrence, sont tenus par des critères de performance. Une entreprise qui se doit de croître et de dégager des profits dans un seul but : le bien-être du peuple rwandais. Comme toute entreprise, nous sommes jugés sur nos bilans.

J.A.I. : Vous êtes donc le boss. Le boss de Rwanda Inc.
P.K. : Dans un sens, oui. Les quelque huit millions d’actionnaires que compte l’entreprise Rwanda m’ont donné mandat pour être le boss. En retour, j’ai une obligation de résultats.

J.A.I. : Vous avez manifestement en tête des modèles asiatiques : Singapour, la Malaisie…
P.K. : Ce sont de bons modèles, en effet.

J.A.I. : Pensez-vous que le développement prime la démocratie ?
P.K. : Je pense que le développement sans démocratie finit par se mordre la queue et que la démocratie sans développement court à sa perte : il faut bien nourrir les démocrates ! L’un et l’autre vont de pair. Vous ne me piégerez pas avec ce syllogisme…

J.A.I. : Le cinéaste haïtien Raoul Peck vient de réaliser un film de fiction sur le génocide rwandais, Sometimes in April, dont la projection en avant-première a eu lieu il y a un mois dans le stade Amahoro de Kigali. L’avez-vous vu ?
P.K. : Oui. C’est un grand et beau film. Contrairement à Hôtel Rwanda, autre long-métrage réalisé l’an dernier et que je n’ai pas encore vu, celui-là a été tourné ici même – ce qui est, je crois, un avantage. Les spectateurs pleuraient. Moi-même, j’ai été très touché. Tout le monde devrait aller voir ce film et spécialement ceux qui, en France ou ailleurs, jugent le Rwanda en ignorance de cause.

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