Miracle à Errachidia

Publié le 21 février 2005 Lecture : 2 minutes.

C’était la semaine dernière, une soirée froide et pluvieuse. Je regardais sur la première chaîne de la télévision marocaine la retransmission d’une audition publique de l’Instance Équité et Réconciliation. Dans la grande salle de la municipalité d’Errachidia, il y avait une ambiance de déjà-vu tant les témoignages sur les années de plomb se suivent et se ressemblent.
Et soudain, c’est le miracle. La caméra se braque sur une vieille dame, une campagnarde très digne, vêtue des habits traditionnels des habitants du Moyen-Atlas. Elle prend la parole, après s’être excusée de ne pouvoir s’exprimer qu’en berbère. Elle commence à parler, d’une voix d’abord hésitante, puis de plus en plus ferme. Et tout de suite, moi qui ne comprends pas, hélas, un seul mot de tamazight, je suis saisi par ce flot qui charrie les heurs et malheurs d’une vie vécue dans la crainte et la pitié. C’est une mélopée lente qui semble parler de ce temps lointain où les Marocains ne s’aimaient pas. La voix parfois s’enfle comme si la colère rompait les digues, parfois elle se réduit à un filet à peine audible, comme si le chagrin ne pouvait être qu’égrené à voix basse. Dans la salle, plusieurs personnes ont les larmes aux yeux et je suis sûr que certaines d’entre elles, comme moi, n’entendent pas le tamazight mais enregistrent sans faillir les frémissements du coeur.
Peut-on écouter une femme parler comme on écoute gémir un violoncelle ? Jusqu’alors, j’aurais considéré la question comme insolite ou inconvenante, selon les circonstances. Mais à Errachidia, les mots n’avaient plus de sens, seul comptait l’immense élan lyrique ou tragique qui engloutit tout quand c’est un maestro qui joue. Ou quand c’est un être humain qui ne joue pas, qui se livre sans fard et sans haine.
Après la déposition, le silence règne sur la salle. Bien sûr, il est hors de question d’applaudir, comme on n’applaudit jamais, dans les églises protestantes, après que se sont tus les derniers choeurs de La Passion selon saint Mathieu. On se tait, on ferme les yeux, on médite l’agonie tragique d’un homme qui meurt sous la torture, qu’il soit Jésus ou le mari d’une montagnarde illettrée. Ce soir-là, à Errachidia, la voix humaine atteignait à l’indicible, comme la musique de Bach.

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