Le cap du premier roman

Quels obstacles les nouveaux romanciers, africains en particulier, doivent-ils franchir pour emporter la décision d’un éditeur ? Témoignages recueillis à Bamako au début de février à l’occasion du festival Étonnants voyageurs.

Publié le 21 février 2005 Lecture : 7 minutes.

Sous les eucalyptus du Palais de la culture de Bamako, à deux cents mètres de la rive du Niger, l’écrivain d’origine guinéenne Libar Fofana, invité au Mali pour le festival Étonnants voyageurs (du 7 au 13 février 2005), raconte son entrée en littérature. Grand et filiforme, menton carré, bouc et sourcils poivre et sel, crâne chauve, l’homme qui a fui la Guinée à l’âge de 17 ans, en 1976, n’a pas un itinéraire classique. La foule qui l’écoute reste médusée par son histoire. « Tout a commencé un 14 juillet, lors d’un concert de U2 au Stade vélodrome de Marseille. Le son était trop fort. J’ai été évacué dès les premières minutes du concert. Malgré les séances de caisson hyperbare, j’ai perdu une grande partie de l’audition. C’est à l’hôpital de la Timone que j’ai commencé à écrire. Comme je ne lisais pas sur les lèvres, on m’a donné du papier et un crayon afin que je puisse m’exprimer. L’ennui était tel que je passais le temps à m’inventer des histoires. Je notais même les menus, pour faire rire les amis, tellement c’était exécrable ! Et puis j’ai gardé cette habitude d’écrire, car je ne parvenais plus à aller vers les gens. Je me suis peu à peu isolé. Au cours de cette période difficile, c’est Boris Vian qui m’a le plus aidé. J’aimais ses délires. Et puis, la perte de l’audition m’a permis d’acquérir des facultés d’observation… »
Au sortir de l’hôpital, Libar va continuer d’écrire. Des textes courts, d’abord, puis des nouvelles. Encouragé par des amis, il participe à un concours organisé par l’enseigne Virgin Mégastore. Il termine 2e à Marseille, où il vit désormais, et 7e au niveau national. Mais seuls les deux premiers sont publiés… De cette frustration naît un désir irrépressible d’être édité. Pour ce faire, difficile de commencer par la nouvelle, un genre « qui ne se vend pas » en France. Qu’à cela ne tienne, il écrit un roman et l’envoie aux plus grandes maisons d’édition – contre l’avis de ses amis. Deux mois après, coup de téléphone de Jean-Noël Schifano, le patron de la collection Continents noirs, chez Gallimard. Quand ce dernier lui annonce qu’il va publier Le Fils de l’arbre, Libar n’y croit pas. « J’ai pensé que c’était une erreur, confie-t-il. J’ai eu du mal à réaliser. »
Course d’obstacles, parcours du combattant, jeu de pistes : les itinéraires qui mènent au premier roman ont tous leurs particularités. Mais aussi bien des points communs. On ne dira jamais assez, par exemple, l’importance des concours – lieux des premières rencontres avec les aînés… et avec les lecteurs – pour les apprentis-écrivains. Yasmina Traboulsi, jeune romancière d’origine libano-brésilienne consacrée en 2003 par le Prix du premier roman pour Les Enfants de la place, raconte sa propre expérience. « Jusqu’à 27 ans, je n’ai jamais rien écrit. Puis j’ai fait un voyage à Bahia. Là, il s’est passé quelque chose. Quand je suis revenue – je travaillais alors dans une grande entreprise -, j’ai voulu recréer l’ambiance du Brésil. Je me suis mise à écrire. Tous les soirs, j’avais rendez-vous avec mes personnages. Je n’envisageais pas d’être publiée. J’ai confié une de mes nouvelles à une amie. Quelques mois plus tard, j’ai reçu une lettre m’annonçant que j’étais parmi les finalistes du Prix du jeune écrivain francophone [site : perso.wanadoo.fr/prix.du.jeune.ecrivain, NDLR]. Mon amie avait envoyé mon texte dans mon dos ! Il a finalement été publié avec ceux des autres lauréats, au Mercure de France. Un an plus tard, c’est à cette même maison d’édition que j’ai soumis Les Enfants de la place… »
Le Prix du jeune écrivain et son alter ego, le Prix du jeune écrivain francophone, sont connus pour avoir enfanté de nombreux auteurs, parmi lesquels on citera les Françaises Marie Darrieussecq et Dominique Mainard, ou la Sénégalaise Nafissatou Dia Diouf… Ils démontrent, si besoin était, l’extraordinaire école que représente la nouvelle pour les auteurs en devenir. Et ce n’est pas l’écrivain d’origine djiboutienne Abdourahman Waberi, dont le Serpent à Plumes vient de rééditer Moisson de crânes, sur le génocide rwandais, qui dira le contraire. « Étudiant, je ne savais pas que j’allais devenir écrivain. Mais, un jour, je suis tombé sur la revue du Serpent à Plumes. Je leur ai envoyé une nouvelle. Ils m’ont appelé et ont publié mon premier texte en 1991. Puis ils m’en ont redemandé à plusieurs reprises. » Son premier livre, Le Pays sans ombre, obtiendra le Grand Prix de la nouvelle francophone de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique.
De même, le Nigérian Helon Habila a commencé sa « carrière » avec une nouvelle publiée en 1992 dans une anthologie. Mais s’il n’a plus cessé d’écrire, il a encore dû franchir de nombreux obstacles avant de voir son travail reconnu. Il lui a fallu autoéditer son premier recueil de nouvelles (écrites sous la dictature du général Abacha) et emprunter de l’argent pour envoyer douze exemplaires aux jurés du fameux Prix Caine (www.caineprize.com). Une persévérance qui a porté ses fruits : vainqueur du prix, il s’est vu attribuer un agent littéraire et a transformé son recueil en roman. Publié d’abord par Penguin, En attendant un ange est aujourd’hui traduit en français, en néerlandais, en ouzbek, en bulgare, en italien…
Si la nouvelle conduit souvent vers le roman, il arrive aussi que les romanciers soient d’abord des poètes. Le Congolais Alain Mabanckou, dont le dernier ouvrage, Verre cassé, vient de paraître, a commencé par écrire cinq recueils de poèmes pour « un tout petit public de 100 à 150 personnes ». Pour son premier livre, Au jour le jour, édité par la Maison rhodanienne de poésie, il a dû se charger lui-même de la diffusion. Franchir le pas qui conduit à la publication du premier roman n’a pas été facile : « Il s’appelait Bleu, blanc, rouge. Personne n’en voulait. Je l’ai envoyé à beaucoup de maisons d’édition, dont j’ai reçu des refus nets. Au bout d’un an, Présence africaine ne m’avait toujours pas répondu. En 1997, j’ai rencontré un ami attaché de presse aux éditions Stock au Salon du livre de Paris. Il m’a demandé de lui donner un exemplaire de mon manuscrit et m’a dit qu’il le transmettrait au comité de lecture. C’est alors que je me suis rendu compte que je n’en avais plus ! Je suis alors passé chez Présence africaine pour leur demander s’ils n’avaient pas gardé mon texte… et la directrice Christiane Diop l’a retrouvé dans son bureau, avec une lettre d’acceptation à l’intérieur ! La récompense de ce parcours du combattant est venue après la publication, avec le Grand Prix littéraire d’Afrique noire en 1999. » C’est aussi avec un recueil de poésie, Labyrinthe, que l’Ivoirienne Tanella Boni a « quitté son statut de personne anonyme », en 1985. Le premier roman est né cinq ans plus tard, avec la parution d’Une vie de crabe aux Nouvelles éditions africaines du Sénégal (NEAS). « Il y a une différence très nette entre publier de la poésie et publier un roman. Quand on publie de la poésie, on a l’impression que rien ne se passe », dit-elle aujourd’hui. Alain Mabanckou confirme : « C’est quand j’ai écrit des romans qu’on a commencé à lire ma poésie ! »
Le Togolais Kangni Alem, qui vient de publier son second roman Canailles et charlatans, n’a pour sa part pas connu les affres de la chasse à l’éditeur. Sa pièce Chemins de croix était jouée au Togo, en 1990, quand elle a reçu le prix Tchicaya U Tam’Si du concours théâtral interafricain de RFI et que les Nouvelles éditions africaines du Togo (NEAT) lui ont proposé de l’éditer. De même, pour son premier roman Cola Cola Jazz : « J’ai eu un peu de chance chez Dapper, où j’étais devenu traducteur du Nigérian Ken Saro-Wiva. »
Tous les auteurs ont leur propre histoire, sans doute. Mais la persévérance y joue toujours un rôle majeur. Ainsi le Togolais Théo Ananissoh a-t-il confié une première fois le texte de Lisahohé à Jean-Noël Schifano, qui l’a refusé. Puis, après l’avoir rencontré au Salon du livre de Bruxelles, il lui a de nouveau remis… le même manuscrit, cette fois accepté ! Parfois, c’est même d’un échec qu’un roman peut naître, comme ce fut le cas pour Sous le regard des étoiles… de la Sénégalaise Kadi Hane. En recherche d’emploi à Paris, elle s’est heurtée, comme beaucoup, aux barrières du racisme ordinaire. Face aux réactions provoquées par la couleur de sa peau, elle a répliqué comme elle a pu. « J’étais tellement énervée que j’ai déversé ma colère sur le papier… Et j’ai continué, tous les jours un peu plus », raconte-t-elle. Son manuscrit, elle l’a finalement confié aux NEAS, qui lui « ont demandé de retravailler afin que ce soit plus compréhensible pour les Sénégalais ». Puis le livre était là : « Il venait d’un échec, et j’ai été fascinée par moi-même. Ça m’a rendu la confiance que j’avais perdue. C’était mon bébé, je venais d’accoucher. »
La métaphore de l’enfantement revient souvent pour décrire la première rencontre avec l’objet d’encre et de papier. « J’avais mon bébé entre les mains », dit Tanella Boni. « Je l’attendais comme un enfant », souffle Libar Fofana pour qui « c’est encore un rêve de rencontrer de vrais… des auteurs confirmés ».
Le parcours du combattant s’achève-t-il pour autant après la publication du premier roman ? Ne rêvez pas. À Bamako, la plupart des auteurs interrogés étaient d’accord pour souligner la difficulté d’écrire à nouveau, sans la spontanéité des débuts, en composant avec les attentes prêtées aux lecteurs. Surtout quand, comme Helon Habila, on a reçu une lettre de félicitations d’un certain Olusegun Obasanjo…

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