La dernière cavale d’AlfredSirven
Il avait fait appel d’une première condamnation dans l’affaire Elf. Sa mort, le 12 février, lui évite de retourner en prison.
La mort l’a gracié, le 12 février, avant que la justice le remette en prison. Car Alfred Sirven, qui avait fait appel d’un premier jugement dans ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Elf », risquait gros. Tellement gros que Loïk Le Floch-Prigent, son ex-patron et complice à la tête de la compagnie pétrolière, s’était, pour sa part, prudemment abstenu de le suivre sur ce terrain. Le parquet général de Paris avait requis contre « ce groupe de bandits et de voyous » une aggravation générale des peines. Et contre Sirven, en particulier, ce « monsieur inavouable qui était le véritable chef des pirates et tenait Loïk Le Floch-Prigent sous son contrôle », l’avocat général avait demandé la peine maximale de dix ans de prison – « en tout cas pas moins de huit ». Condamné à cinq ans de réclusion en novembre 2003, il avait été libéré sous caution au printemps 2004. Depuis, il menait à Deauville la retraite paisible dont rêvent tous les truands. Surtout quand la justice n’est parvenue à leur reprendre qu’une partie de leur fabuleux magot.
Encore un peu de cachot, malgré ses presque 80 ans ? Il faut avouer qu’Alfred Sirven ne l’aurait pas… volé, lui qui s’était exclamé peu après avoir pris ses fonctions : « Chacun sait qu’on est là pour s’en mettre plein les poches », et avait exécuté ce programme au-delà de toute prévision : 305 millions d’euros détournés, dont une bonne moitié pour son compte personnel. Son poste de directeur des affaires générales d’Elf avait été créé spécialement pour lui. Il ne siégeait pas au comité de direction et n’avait même pas de délégation de signature, mais n’en avait nul besoin : il avait la pleine confiance du nouveau président, inféodé plutôt que lié à lui par une amitié fascinée qui sera l’alibi de son irrésistible prise de pouvoir et ne se brisera que lors du procès, où ils s’accuseront mutuellement de trahison.
Cette confiance était méritée. Sirven avait en effet efficacement intrigué parmi ses hautes relations pour faire nommer « LFP » à la présidence d’Elf. Le portrait que ce dernier brossera de lui devant les magistrats instructeurs apparaît après coup d’une inconscience ou d’une impudence surréaliste : « Le personnage que j’ai connu vivait dans un studio, mangeait des sandwichs et appréciait la vie frugale. Son seul luxe était les cigares, dont il affectionnait de m’empester dès 8 heures du matin. » Le Floch avait recruté sa nouvelle équipe moins aux diplômes qu’au carnet d’adresses. Avec Sirven, il sera servi. Ce fils de berger corse ne s’était pas attardé dans les études universitaires, préférant guerroyer en Indochine et en Corée, d’où il revint, après un passage dans les geôles japonaises, avec la croix de guerre. Mais le « gratin » n’avait aucun secret pour lui. « Il connaissait tout le monde, s’émerveille l’ancien PDG. Il n’y avait pas un cocktail où l’on ne parlât de lui. Pas un homme politique de premier ou de second plan qui ne figurât dans son fameux carnet, ou ne souhaitât y figurer. » Ses accointances maçonniques achevaient de lui ouvrir les portes de Matignon et de l’Élysée, « où il allait librement ».
Bref, l’éminence grise idéale, dure à la besogne et d’un premier abord sympathique avec son physique d’ancien boxeur et ce sourire faussement débonnaire qu’il afficha jusqu’à la fin du procès. Pourtant, sous cette apparence trompeuse se cachait un flibustier redoutable, brutal et, à l’occasion, menaçant. « Il inspirait la crainte », témoigne un ancien de la compagnie. Un dirigeant qui s’était opposé à lui s’entendit un jour conseiller par un collègue bien informé de « faire attention en traversant la rue ».
Tel est le vrai personnage recruté par Elf le 23 juin 1993, au salaire brut mensuel de 64 800 francs, avec logement et voiture de fonction, usage d’une carte de crédit et préavis de six mois. Un personnage qui allait faire main basse sur le groupe Elf, dévoyant patiemment ses dirigeants pour mieux détourner ses fonds. Sur les quelque deux mille pages du dossier d’instruction, il n’en est guère où il n’apparaisse, en clair ou en filigrane. Qu’il les inspire ou les organise, il est de tous les coups aussi tordus que les circuits qu’il manigance pour les dissimuler. Si Le Floch-Prigent fut l’homme par qui le scandale est arrivé, car rien ne se décidait dans le groupe sans qu’il le sache – quand il ne refusait pas de le savoir -, Sirven fut celui qui, jour après jour, le fit prospérer.
Il était à la fois l’encaisseur et le répartiteur des détournements. Tant de millions qu’ils donneront le vertige aux juges après avoir tourné la tête des dirigeants d’Elf ! Tant de comptes inextricablement imbriqués dans tant de paradis fiscaux que Sirven s’étonnait parfois, sincèrement, d’en découvrir l’existence quand un juge lui en brandissait la preuve sous le nez !
Le Floch-Prigent n’a jamais rien payé avec l’argent d’Elf : Sirven s’en chargeait à sa place. Par exemple, pour l’achat d’un somptueux appartement de fonction, rue de la Faisanderie, dans le 16e arrondissement de Paris : 9,2 millions de dollars payés à un homme d’affaires autrichien. Lors de la visite des lieux, Fatima Belaïd, alors madame Le Floch-Prigent, estimera sobrement que « c’est beau, mais c’est cher ! » À quoi son mari répliqua : « Ne t’inquiète pas de ça, Sirven prélève 10 % sur chaque affaire que fait Elf. » Des affaires qui se comptaient en milliards de barils de pétrole.
De fait, il n’y avait, chez Elf, pas de mission sans commissions, occultes, bien sûr, et donc nettes d’impôt. « L’empire d’essence », titra un jour un célèbre hebdomadaire satirique. La comparaison impériale s’imposait. Et pas seulement parce que la planète Elf a compté jusqu’à quatre mille filiales, dans une centaine de pays. Pour Sirven, Elf, c’était l’État ; et l’État, c’était lui. Un État qui fermait complaisamment les yeux quand ses commis ripoux ouvraient ses tiroirs. Pour résister à la tentation, a plaidé l’un des avocats, « il aurait fallu des ressources morales exceptionnelles. Certains l’ont fait. D’autres ont profité d’un système où l’argent était roi, la dépense facile, et où la plus petite unité de corruption était de 10 millions de FF ».
Assurément, mais ce système, n’est-ce pas Sirven lui-même qui l’a patiemment mis en place, avec la complicité apparente ou tacite de Le Floch-Prigent et grâce à la longue expérience des marchés pétroliers d’un André Tarallo ? Car il ne s’agissait pas de défaillances occasionnelles, mais d’un pillage méthodique.
Les avocats n’ont pas manqué d’invoquer comme autant de circonstances atténuantes les financements occultes dont ont bénéficié (presque) tous les partis politiques. Cette concussion généralisée explique aussi l’impunité dont ont bénéficié les dirigeants d’Elf, de longues années durant, et qui se poursuivrait sans doute aujourd’hui si le hasard d’une plainte n’avait mis un magistrat, par le biais d’une affaire annexe, sur la piste de ce qui allait devenir un scandale sans précédent.
Tous les médias ont souligné que Sirven avait emporté ses secrets dans la tombe. C’est l’omerta, la loi du silence propre à toutes les mafias. Tout au long de son procès, il n’a jamais rien dit qui permette d’identifier les politiques destinataires de l’argent sale. Implicitement dénoncée par le réquisitoire de la cour d’appel, la relative modération des peines infligées aux accusés en première instance a-t-elle été le prix de ce mutisme ? Alfred Sirven n’a plus à redouter la réponse.
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