Dans l’il du cyclone

Quelle que soit l’identité des assassins de l’ex-Premier ministre libanais, le régime de Bachar al-Assad peut s’attendre au pire.

Publié le 21 février 2005 Lecture : 5 minutes.

L’assassinat, le 14 février, de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri est une véritable catastrophe pour le régime baasiste de Damas. Quelle que soit l’identité des auteurs et commanditaires de l’attentat de la corniche de Beyrouth, la Syrie est le suspect tout désigné. L’état d’esprit qui règne chez les hommes politiques libanais est résumé par la formule de l’ancien président de la République Amine Gemayel : « Si les Syriens ne sont pas coupables, ils sont responsables. » Décryptage.
Les accords de Taef, signés en octobre 1989, avaient mis fin à quinze ans de guerre civile par un réaménagement de la Constitution libanaise, confirmant le partage des pouvoirs entre les différentes communautés du pays, mais en diminuant sensiblement les prérogatives du président maronite au profit du Premier ministre, musulman sunnite. Ces mêmes accords, dont feu Hariri, très proche des Saoud, parrains des pourparlers, fut le véritable artisan, ont également légitimé la présence militaire syrienne au pays du Cèdre. Le grand frère y a longtemps fait la pluie et le beau temps, désignant le candidat (obligatoirement maronite) à la présidence de la République, parrainant le Premier ministre (musulman sunnite), choisissant les membres du gouvernement en fonction de leur allégeance à Damas et encadrant le commandement de l’armée et la direction des services secrets libanais, devenus une simple annexe des moukhabarate syriennes. À telle enseigne que l’homme le plus puissant du Liban n’est ni Émile Lahoud, actuel président de la République, ni Hassan Nasrallah, patron incontesté du Hezbollah, mais le général Rostom Ghazaleh, chef des services de renseignements du corps expéditionnaire syrien.
Avalisée par la Ligue arabe à travers les accords de Taef, la présence militaire syrienne au Liban n’a été réellement contestée par la communauté internationale que récemment. En 1990, les velléités souverainistes du général libanais Michel Aoun avaient été durement réprimées par le tuteur. Mais, à l’époque, la Syrie de Hafez al-Assad était courtisée par Washington pour qu’elle rejoigne la coalition anti-Saddam. En 1995, Damas impose une révision constitutionnelle pour proroger le mandat présidentiel d’Elias Hraoui. Cela n’avait pas ému grand monde. Ni au Liban ni ailleurs. En 2004, la Syrie récidive. Une nouvelle entorse à la Constitution est « suggérée » au Parlement libanais afin d’accorder un nouveau bail de trois ans au si conciliant Emile Lahoud. Mais les choses ont changé : Bachar n’est pas Hafez, le « Bismarck » du Proche-Orient ; Arafat est parti ; la donne palestinienne a été bouleversée ; le Baas irakien n’est plus ; et l’armée américaine est lourdement présente à quelques dizaines de kilomètres du territoire syrien. Autre changement de taille : l’opposition libanaise a réussi à rallier les alliés traditionnels de Damas, dont l’influent Hariri, qui démissionne de son poste de Premier ministre au lendemain de la prolongation du mandat d’Émile Lahoud. Last but not least, Damas est dans le collimateur de l’administration Bush. En mai 2004, le Congrès a adopté le Syrian Accountability Act, qui impose des sanctions au pays de Bachar. Six mois plus tard, à l’initiative de Washington et de Paris, les membres du Conseil de sécurité (dont l’Algérie, seul représentant du monde arabe) votent la résolution 1559 exigeant le retrait de toutes les forces étrangères (sans citer nommément la Syrie, seule concession arrachée par Abdallah Baali, représentant algérien aux Nations unies) du territoire libanais. Depuis, Damas fait le dos rond en jouant sur le « confort » du statu quo né de Taef. La mort violente de Rafic Hariri, l’allié passé à l’ennemi, change la donne. La présence militaire syrienne est désormais unanimement condamnée, à la notable exception du Hezbollah. Washington n’a pas attendu les conclusions de l’enquête internationale demandée par Paris pour rappeler son ambassadeur en Syrie « pour consultations à durée indéterminée ». L’opposition libanaise prend du volume, et les alliés de Damas se font de plus en plus discrets.
Après l’attentat du 14 février, ce n’est plus la présence militaire syrienne qui est seule en cause, mais le devenir du Liban et l’avenir du régime de Bachar. Fini le rêve d’une Grande Syrie. Plus grave : l’identité de la nation et la taille de son territoire n’ont jamais parues aussi menacées. Du coup, l’on reparle de la question kurde, jusqu’aux Frères musulmans, discrets depuis la répression de 1982 (la seule ville de Hama, fief des islamistes, a connu des dizaines de milliers de victimes), qui reviennent sur le devant de la scène en réclamant… un changement de régime.
La disparition de l’ex-Premier ministre a conféré une nouvelle envergure à l’opposition libanaise, mais la société a vu se rouvrir de vieilles fractures. Le retrait syrien devenu inéluctable, le gouvernement ayant perdu toute légitimité, on se dirige tout droit vers une internationalisation de la gestion des législatives de mai. Loin de tout régler, une telle option soulève de nouvelles questions. Que faire du Hezbollah ? Il est peu probable que le parti chiite, fort de sa « victoire militaire » contre Tsahal (l’armée israélienne s’est retirée unilatéralement du Sud-Liban en mai 2000) accepte de désarmer ses milices. Comment gérer les groupes armés, de toutes obédiences, qui sévissent dans les camps palestiniens de Beyrouth ? Quelle personnalité libanaise pourra combler l’immense vide créé par la disparition de Hariri ? Un scénario à l’irakienne est-il envisageable pour faire chuter le régime sclérosé de Damas ?
Pour l’heure, l’offensive antisyrienne se situe sur le terrain diplomatique, les pays arabes font semblant de regarder ailleurs, et Damas bat le rappel de ses alliés, dont Téhéran. Bachar y a dépêché son Premier ministre pour obtenir des Iraniens une déclaration de soutien. Mais le principal réconfort est venu de l’inattendu Vladimir Poutine. La Russie n’a certes rien fait pour bloquer les manoeuvres franco-américaines au Conseil de sécurité (seuls l’Algérie, le Brésil et la Chine ont fait de la résistance), mais le « tsar » de la Fédération de Russie a mis du baume au coeur à un Bachar en pleine tourmente en annonçant, le 16 février, que son pays a décidé de fournir à Damas des missiles anti-aériens nouvelle génération. Le réconfort ne tient pas à cet apport militaire, bien dérisoire comparé à l’armada américaine présente chez le voisin irakien, mais au message subliminal lancé par Poutine : pas question que Damas soit un nouveau Bagdad. Avec un bémol cependant : Poutine n’est pas le moins versatile des puissants de ce monde.

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