Sénégal : Abbas Jaber, l’insubmersible
En dix ans, Abbas Jaber, le patron du groupe Advens est passé – avec talent – du négoce à l’agro-industrie, avec des fortunes diverses. Portrait d’un homme dont la capacité de résistance n’a d’égale que le nombre de ses adversaires.
Devenu en une décennie un agro-industriel incontournable en Afrique subsaharienne, le Franco-Sénégalais Abbas Jaber aurait bien du mal à compter ses amis dans le monde des affaires. « Il a bousculé beaucoup de situations données », reconnaît son principal conseiller, Jean-Jacques Chateau, qui le suit depuis 2002.
De négociant à industriel
Libanais d’origine et parisien de longue date, Abbas Jaber a réalisé l’objectif qu’il s’était fixé il y a quinze ans : passer du statut de négociant à celui d’industriel. Advens, le groupe qu’il a fondé, travaille avec 25 millions de paysans en Afrique, du Sénégal au Cameroun, et a réalisé en 2013 un chiffre d’affaires de 265 millions d’euros dans la transformation du coton et de l’arachide – en attendant la farine.
Un parcours impressionnant mais qui ne convainc pas tout le monde, loin de là. « Abbas Jaber est très sympathique, il a beaucoup d’intuition et un sens des affaires aiguisé, décrypte un ancien proche. Mais s’il n’inspire pas vraiment confiance aux grandes institutions financières et n’est pas totalement reconnu par ses pairs, c’est parce qu’il est incapable de déployer une véritable stratégie industrielle et de s’en donner les moyens. » Négociant un jour, négociant toujours ? « On a prouvé notre savoir-faire en tant qu’industriels », conteste Jean-Jacques Chateau.
Dès les années 1990, celui qui affirme « détester les monopoles » bouleverse le monde du négoce alimentaire à destination de l’Afrique.
Méprisé… mais copié
Né le 18 juin 1958 à Thiès (Sénégal) dans une famille de sept enfants, Abbas Jaber ne laisse personne indifférent. Dès les années 1990, celui qui affirme « détester les monopoles » bouleverse le monde du négoce alimentaire à destination de l’Afrique.
Parti de rien, « il affrète des vraquiers entiers à une époque où les bateaux qui desservent l’Afrique sont composés pour moitié de conteneurs et pour moitié de vrac », se souvient un proche. En chargeant jusqu’à 30 000 tonnes de denrées dans un seul bateau, il parvient à être compétitif face aux géants du secteur. Ces derniers le regardent avec circonspection, persuadés que Jaber’s Négoce, la société qu’il a fondée en 1988, va couler.
Dix ans plus tard, pourtant, le mensuel économique L’Expansion classe son entreprise parmi les plus belles réussites de la décennie en France. Il achemine jusqu’à 350 000 tonnes de denrées alimentaires par an en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale. « On m’a dénigré et mis des bâtons dans les roues, explique-t-il alors au journaliste venu l’interroger. Boycotté par des fournisseurs hexagonaux, j’ai dû m’approvisionner aux Pays-Bas et en Allemagne. Moralité : même lorsqu’on est hypercompétent, l’intégration dans la société française ne va pas sans mal. » Méprisé mais copié, Abbas Jaber pense déjà au coup d’après : s’ancrer davantage en Afrique en devenant un agro-industriel et en contrôlant sa logistique.
Fleuron
En 2003, alors qu’il songe à créer une usine de raffinage d’huile, on le met sur la piste de la Société nationale de commercialisation des oléagineux au Sénégal (Sonacos), dont la privatisation s’annonce. Il se lance dans l’opération et, après deux ans de procédure – il avait détaillé sa vision du secteur directement au président Abdoulaye Wade -, bat les consortiums concurrents, dont l’un est emmené par le marocain Lesieur Cristal.
En 2006, il pointe son nez dans une autre privatisation, celle de Dagris, l’ex-fleuron français du coton, dont l’une des principales filiales est basée au Sénégal. Sofiprotéol, le géant hexagonal des oléagineux, et quelques puissants alliés décrochent le Graal, mais, au dernier moment, l’opération est bloquée au plus haut niveau : Abdoulaye Wade plaide en faveur d’un repreneur africain, son homologue français, Nicolas Sarkozy, aussi. L’establishment parisien, qui ne goûte guère le style Jaber, fulmine.
Le Franco-Sénégalais n’en a que faire : au cours d’un nouvel appel d’offres, il fait une proposition trois fois supérieure à celles de ses rivaux. « C’était un montant hallucinant », se souvient un conseil de l’opération.
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Aussitôt la privatisation remportée, il déclenche, avec l’appui de l’avocat Rasseck Bourgi, l’un de ses proches, une guerre contre l’Agence française de développement (AFD), principale créancière des filiales africaines de Dagris, lui reprochant de les avoir soutenues au-delà du raisonnable. Cette bataille, traitée en direct par Claude Guéant, secrétaire général de l’Élysée, a été « d’une violence inouïe », témoigne un cadre de l’AFD.
« La première chose qu’il a faite, ensuite, ç’a été un plan social, explique un ancien dirigeant de Dagris. Puis il a liquidé la Copaco [filiale chargée de la commercialisation], les activités au Brésil et mis en sommeil la filière ouzbek. Il a mis un terme à un rêve : faire de Dagris une tête de pont entre l’Afrique et les pays émergents. » En 2010, il vend le siège parisien pour une quarantaine de millions d’euros.
Aujourd’hui, il assume d’avoir allégé la structure de tête en se défaisant d’une grosse partie des effectifs et d’avoir recentré Dagris, devenu Geocoton, sur l’Afrique. En grandes difficultés financières lors de sa reprise, le groupe est revenu dans le vert, avec plus de 10 millions d’euros d’Ebitda (revenus avant intérêts, taxes, dotations et provisions) par an. Mais l’opération a laissé des traces dans les cénacles parisiens, où les préjugés antilibanais se mêlent encore aujourd’hui aux reproches sur les méthodes de Jaber.
Et puis il y a l’affaire Karim Wade, son autre fardeau. Après plusieurs mois de suspicion et de pression, le nom de l’homme d’affaires a été blanchi dans le cadre des enquêtes sur l’enrichissement supposé du fils de l’ancien président – et ex-ministre « du ciel et de la terre ». Mais la proximité réelle, par le passé, entre les deux hommes a beaucoup terni la réputation d’Abbas Jaber.
Inimités
Tel est le grand paradoxe de cette aventure entrepreneuriale au cours des dix dernières années. En rachetant (pour un total de 25 millions d’euros) d’ex-joyaux sur le déclin, Abbas Jaber a bâti un groupe agro-industriel incontournable en Afrique subsaharienne. Mais il s’est aussi attiré nombre d’inimitiés.
« En rachetant d’ex-joyaux sur le déclin, Abbas Jaber a bâti un groupe agro-industriel incontournable en Afrique subsaharienne. Mais il s’est aussi attiré nombre d’inimitiés. »
Dans l’arachide, il a transformé l’huilier Sonacos (rebaptisé Suneor) en véritable machine à cash en misant sur les importations d’huile de soja. Mais lorsque la commercialisation des engrais et semences a été retirée à l’entreprise, que l’achat et l’exportation d’arachides ont été ouverts aux étrangers – notamment aux Chinois – et que l’huile de palme asiatique a déferlé sur le territoire, Suneor a sombré. Le chiffre d’affaires, qui frôlait les 150 millions d’euros, est tombé à une trentaine de millions en 2013.
« Abbas Jaber, c’est un homme d’affaires à qui on a vendu des unités industrielles mais qui n’a pas du tout investi dans l’outil productif. Il n’a pas non plus investi dans le capital semencier en accompagnant les organisations professionnelles ou les paysans pour qu’ils aient de meilleurs engrais », critique Sidy Ba, secrétaire général du Cadre de concertation des producteurs d’arachides, qui représente entre 10 000 et 15 000 paysans sénégalais.
Dans le chemin de fer Bamako-Dakar non plus, Advens n’a guère investi. Sauveur de la société Transrail, qui exploite la ligne, le groupe se retrouve contraint par une concession qui lui impose de rénover des infrastructures. « C’est unique au monde, il faudrait plus de 750 millions d’euros pour réhabiliter tout cela », tranche un proche.
Enfin, du côté de Geocoton, les débuts ont été difficiles. « Le groupe a été affaibli par la terrible crise cotonnière qui a atteint son paroxysme en 2008-2009. Du coup, il n’a pas pu investir, souligne Bachir Diop, directeur de la filiale sénégalaise Sodefitex. Mais malgré cette conjoncture difficile, les filiales se sont développées, et nous investissons au Sénégal pour diversifier la société dans la minoterie, les aliments pour le bétail, les semences, le tout dans le cadre d’accords contractuels avec les paysans. »
Bataille
Abbas Jaber ne cache pas sa volonté de trouver des partenaires pour relancer les activités de son groupe. Mais l’adversité ne l’a jamais mis à terre.
La presse sénégalaise s’est déchaînée contre lui en raison de sa proximité avec Karim Wade.
Fin 2012, alors que la presse sénégalaise se déchaînait contre lui en raison de sa proximité avec Karim Wade, le patron est entré au capital des Grands Moulins de Strasbourg (GMS), l’un des plus importants exportateurs européens de farine (284,6 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2012), faisant mentir ceux qui annonçaient sa fin imminente.
« Il a une énorme capacité de résistance, il jette tout dans la bataille », confirme Jean-Jacques Chateau.
Aujourd’hui, l’homme assure avoir pris du recul par rapport à la gestion quotidienne et se dit conscient de la nécessité de mieux structurer ses activités. Celui qui a épuisé par son style de management un nombre innombrable de dirigeants, notamment à la tête de Suneor, a nommé pour la première fois un directeur général pour le groupe entier, Yannick Morillon, début 2011. Entre Paris et sa maison dans le sud de la France, il entend seulement « décider des grands axes stratégiques ».
D’ici à quelques mois, il finalisera la prise de contrôle des GMS. L’espoir d’un début de réhabilitation à Paris, mais pas seulement : Abbas Jaber, comme un pied de nez à ceux qui assurent qu’il n’a aucune vision stratégique, croit dans les céréales, dont la consommation devrait exploser en Afrique subsaharienne.
Il travaille discrètement à la création de terminaux céréaliers à Dakar et à Lomé, voire à des minoteries. Et a fait entrer au tour de table des GMS des coopératives céréalières françaises qui se verraient bien faire leurs premiers pas sur le continent avec lui. Mais sa stratégie précise, il la livre au compte-gouttes. Comme à l’époque où il était encore négociant…
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