Bush et Chtcharanski, couple de l’année ?
Pour une fois qu’il ouvre un livre, le président américain n’a pas fait les choses à moitié : il s’est pris d’une passion fusionnelle pour l’auteur, ancien dissident soviétique devenu l’un des pires faucons de l’extrême droite israélienne.
L’un a décroché sans peine un diplôme de mathématiques appliquées dans le prestigieux Institut des sciences physiques de Moscou ; l’autre s’était surtout fait connaître, à l’université Yale, comme un spécialiste du base-ball et des « troisièmes mi-temps ».
L’un est un exilé, un paria jadis banni de son Ukraine natale, un ancien taulard qui a passé près de neuf années entre les cachots de Lefortovo et le goulag sibérien avant que les Soviétiques le jettent dans une voiture pour l’échanger, en 1986, contre un quarteron d’espions prisonniers des Américains. L’autre, héritier d’une dynastie prospère qui n’a pas lâché le pouvoir depuis des générations, garde les yeux rivés sur les derricks texans de son enfance.
L’un, ancien refuznik ayant survécu par miracle à de terribles grèves de la faim, porte-parole des dissidents soviétiques, disciple d’Andreï Sakharov et intraitable champion des droits de l’homme, s’est, sitôt libéré par le KGB, réfugié en Israël. Là, flanqué d’une épouse surnommée « la Lionne » tant elle était passionnément acquise à la cause sioniste, il s’est vite taillé une réputation dans l’opinion et sur les bancs de la Knesset, porté par l’afflux des émigrants russes dans le parti, l’Israël B’Aliyah (« Le Retour »), qu’il crée dès 1995. Sa popularité dans les rangs de la droite extrême lui vaut bientôt le portefeuille de l’Industrie et du Commerce dans le cabinet de Benyamin Netanyahou, puis celui de l’Intérieur, puis du Logement, puis, aujourd’hui, le ministère de Jérusalem et de la Diaspora dans le gouvernement d’Ariel Sharon. Soit près de dix années de présence quasi continue au gouvernement, malgré les tumultes et les aléas de la politique intérieure israélienne, les crises, les renversements d’alliances et les démissions – pour protester contre la mollesse excessive de ses collègues du Likoud ! Dix ans voués à la défense intransigeante de la ligne dure des « faucons » vis-à-vis des Palestiniens, à l’instar de celle qui avait valu à l’indomptable résistant de forcer le Rideau de fer.
L’autre est un habitué des conventions républicaines : réélu président des États-Unis le 2 novembre 2004, il est depuis des lustres le chantre d’une Amérique profonde qui boit sec – bien que lui-même ait renoncé aux spiritueux -, chante l’hymne national sans fausse note et mesure sa réussite à l’aune de la cylindrée de son 4×4 ou de la taille de sa piscine. Il revendique comme mission suprême d’éradiquer de la surface de la planète – capitale : Washington – un Mal dont les attentats du 11 septembre 2001 constituent tout à la fois la genèse et l’emblème.
Il va de soi que l’un est juif et l’autre pas. Néanmoins, pour l’un comme pour l’autre, celui qui croit à l’Ancien Testament et celui qui s’inspire en toutes circonstances du Nouveau, la Terre promise prend des allures de sanctuaire. De bastion sur lequel flottent des bannières étoilées, à jamais préservé des créatures malfaisantes qui cernent sa muraille. Et quand on sait que, comme dit l’autre, « tous ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous », on imagine sans peine que leurs ennemis communs sont légion…
Le 11 novembre 2004, leurs parcours ont fini par se croiser : George W. Bush et Nathan (ex-Anatoly) Chtcharanski se sont rencontrés dans le Bureau ovale du président des États-Unis, à la demande de ce dernier. Et là, surprise : on découvre que l’un et l’autre parlent d’une seule voix. Ou, plus exactement, qu’ils écrivent d’une seule plume, puisque c’est un livre publié aux États-Unis par Public Affairs qui a scellé leur rencontre : Plaidoyer pour la démocratie, la liberté a le pouvoir de vaincre la tyrannie et la terreur, signé par Chtcharanski.
Ce dernier n’aurait pu rêver soutien plus prestigieux pour le dogme exprimé dans ces pages. Ni de mettre la main sur un missionnaire plus ardent : alors même que George W. n’a pas eu le temps d’achever sa lecture (aux dernières nouvelles, il en serait toujours à la page 211), le livre de Nathan fait figure de bible pour la Maison Blanche. L’ouvrage est recommandé à tous ses interlocuteurs par son zélateur illustre – Bush affirme avoir acheté lui-même l’exemplaire qu’il a offert à Tony Blair -, il a été cité par lui dans son deuxième discours inaugural, prescrit aux fonctionnaires, récité comme l’Évangile dans les salons des néocons et largement diffusé dans la presse officielle.
« Ce livre résume tout ce que je ressens, tout ce en quoi je crois », a confié à CNN un président Bush qui ne modère plus son enthousiasme à l’égard de son mentor venu du froid. Au point de lâcher, dans un autre entretien, que la pensée de Chtcharanski fait désormais « partie de son ADN présidentiel ». Nathan a su ne pas se montrer en reste dans ce duo fusionnel de politician lovers puisque, le 31 janvier, il a déclaré avoir retourné à son « partenaire » un compliment pour le moins inattendu : « Le vrai dissident, c’est vous ! ai-je dit au président. Les hommes politiques sont obsédés par les sondages – ce qui a la faveur des électeurs, ce qui ne l’a pas. Vous, vous croyez dans la liberté et la démocratie. Et un dissident, c’est bien celui qui croit en une idée et la fait avancer… malgré tous ceux qui expriment leur désaccord, aussi nombreux soient-ils. » Pour un peu, Chtcharanski aurait fait scander à Bush un « Nous sommes tous des Juifs soviétiques » dans une manifestation conduite par Condoleezza Rice et Donald Rumsfeld !
Tels des siamois unis par le coeur, l’Américain et l’Israélien partagent en effet le même credo, formulé en toutes lettres dans le livre du second : « J’ai la conviction que tous les peuples veulent vivre libres, révèle Chtcharanski. J’ai la conviction que partout la liberté rendra le monde plus sûr. Et j’ai la conviction que les nations démocratiques, sous la direction des États-Unis, ont un rôle essentiel à jouer. » D’où, selon lui, l’ineptie qui consisterait, pour Israël, à négocier avec des Arabes insuffisamment « démocratisés », tels les « Iraniens [sic], Saoudiens, Syriens, Égyptiens, Palestiniens et tous ceux qui vivent dans la peur ». Aujourd’hui au Moyen-Orient comme hier en Union soviétique, la seule politique qui vaille d’être menée passe non par de vaines négociations, mais par le renversement tous azimuts et manu militari, si besoin est, des « ennemis de la liberté ». Les compromis qui pourraient être trouvés avec ceux-ci ne seraient qu’illusions dangereuses ouvrant la voie au terrorisme et à la défaite.
Cette position s’inscrit dans le droit fil de la doctrine Bush-Chtcharanski, déjà forgée alors qu’ils sommaient de concert les Palestiniens de destituer Yasser Arafat avant de consentir à ouvrir avec eux la moindre discussion concernant la naissance de l’État qu’ils leur avaient pourtant promis.
Le président Bush, qui affiche à son tableau de chasse d’avoir déjà su « exporter la démocratie » au moyen de deux guerres – en Afghanistan et en Irak – et s’interroge actuellement sur l’opportunité d’une troisième avec l’Iran, sera-t-il renforcé dans le bien-fondé de ses campagnes militaires préventives par cet évangéliste à nul autre pareil ? Le risque est réel, quand on sait que le président américain, pour célébrer l’oeuvre de l’ancien « prisonnier solitaire », en a extrait cette phrase : « La survie de la liberté chez nous dépend de la victoire de la liberté dans les autres pays. »
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