Wangari Maathai « Seule solution : le partage du pouvoir »
Élections truquées, exploitation politicienne des rivalités ethniques, ras-le-bol des populations… Près d’un mois après le début des violences qui secouent le Kenya, la Prix Nobel de la paix 2004 délivre son diagnostic sur le mal qui gagne son pays. Et
La voix de la sagesse sera-t-elle entendue ? Première femme africaine Prix Nobel de la paix, en 2004, Wangari Muta Maathai s’attelle aujourd’hui à une tâche bien difficile : conduire les deux rivaux de l’élection présidentielle kényane du 27 décembre au dialogue. Au regard des positions défendues de part et d’autre, elle n’est pas au bout de ses peines. Réélu frauduleusement, Mwai Kibaki s’accroche désespérément à son trône. Alors même qu’il savait n’avoir pas obtenu la majorité au Parlement, il s’est empressé de nommer la plupart des ministres de son gouvernement – ne laissant à l’opposition que des miettes. Et quand cette dernière, forte de la victoire de Kenneth Marenge, du Mouvement démocratique orange (ODM), à la présidence de l’Assemblée nationale, appelle à manifester, Kibaki interdit et envoie la police. Résultat : deux morts le 16 janvier et des forces de sécurité qui, selon l’ONG américaine Human Rights Watch, emploient « une force excessive et meurtrière ». De son côté, le chef de l’ODM, Raila Odinga, campe sur ses positions : « Rien ne nous empêchera d’organiser de telles manifestations. » Il faut dire qu’il n’a guère d’autre choix que la rue pour se faire entendre. Sa victoire aux législatives est ignorée par un Mwai Kibaki sourd à tous les arguments de l’opposition et de la communauté internationale. De surcroît, après l’échec de la tentative de médiation du président en exercice de l’Union africaine John Kufuor et de la secrétaire d’État adjointe américaine chargée des Affaires africaines, Jendayi Frazer, l’intervention attendue de l’ancien secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan (grippé), qui doit prendre la tête d’un groupe de médiateurs africains, tarde à venir. Et au fur et à mesure que le temps passe, la crise sape les acquis de ces dernières années. Le secteur touristique, qui se remettait lentement des attentats de 1998 (Nairobi) et 2002 (Mombasa), est déjà sinistré, les principaux bailleurs de fonds – les États-Unis, le Royaume-Uni, la France – menacent de couper leur aide Solution de bon sens évoquée par Wangari Maathai : le partage du pouvoir. Encore faudrait-il que Mwai Kibaki et Raila Odinga considèrent les intérêts des Kényans avant ceux de leurs camps respectifs.
Jeune Afrique : Vous avez condamné la manière dont le gouvernement a géré la crise et, plus généralement, la façon dont les élections ont été organisées. Faut-il, selon vous, appeler de nouveau les Kényans aux urnes ?
Wangari Muta Maathai : Organiser de nouvelles élections coûterait trop cher. Le meilleur moyen de sortir de l’impasse serait de partager le pouvoir. La Constitution kényane n’autorise toutefois qu’une coalition souple. C’est pourquoi le président Mwai Kibaki cherche à mettre en place un « accord entre gentlemen ». Mais les deux parties qui s’opposent ne se font pas suffisamment confiance. Le partage du pouvoir doit être soumis au Parlement.
N’y a-t-il pas déjà eu, après les élections de 2002, un accord de ce genre, appelé Mémorandum de compréhension, qui promettait à Raila Odinga le poste de Premier ministre ?
Oui. Et j’ai publiquement protesté, en 2003, quand cet engagement n’a pas été respecté. C’est d’ailleurs pour cela que nous vivons cette crise aujourd’hui.
Vous-même, vous vous êtes présentée aux législatives sous les couleurs du Parti de l’unité nationale (PNU), la formation de Kibaki
J’ai perdu mon siège, mais j’ai accepté cette défaite. Je respecte le choix des électeurs. Je suis kikuyu comme Kibaki, et les électeurs de ma communauté n’ont pas bien compris pourquoi je m’étais opposée à lui lors du Mémorandum de compréhension. Et plus je m’en expliquais, moins les gens m’écoutaient. Le problème au Kenya, c’est la trop grande influence des personnalités politiques sur leurs communautés respectives. De même, ils n’ont pas accepté que je prenne position en faveur du « non » lors du référendum constitutionnel, qui, selon moi, allait créer des divisions dans le pays. Ce qu’il a fait d’ailleurs.
Que pensez-vous de l’attitude d’Odinga, qui appelle à poursuivre les manifestations ?
Raila Odinga a raison de protester contre ce qu’il pense être une élection truquée. Mais la véritable cause du problème c’est la commission électorale, qui n’a pas été capable de bien faire son travail et de proclamer des résultats corrects. Je pense toutefois que les leaders politiques de ce pays ne doivent pas uniquement penser à la conquête du pouvoir. Il leur faut comprendre que le Kenya doit avancer. Odinga est encore jeune. Si un partage équitable du pouvoir est possible, je l’exhorterais à saisir une telle opportunité. Cela vaut mieux que de mettre le pays à feu et à sang.
Quel est votre sentiment sur les dirigeants africains qui instrumentalisent l’appartenance ethnique à des fins politiques ?
Nous essayons de créer des États-nations, mais nous avons souvent recours à nos différences ethniques pour survivre politiquement. Les personnes qui dirigent un pays où les populations sont, en grande partie, analphabètes et mal informées parviennent facilement à les instrumentaliser. Les chefs d’État africains doivent être honnêtes avec eux-mêmes et mener leur pays dans le droit chemin plutôt que d’exploiter l’ignorance de ceux qui leur sont aveuglément fidèles.
La crise kényane relève-t-elle uniquement du conflit ?ethnique ?
Il est important de comprendre ce qui s’est passé exactement. Les violences qui ont secoué le pays ne sont pas dues uniquement aux résultats des élections mais aussi aux mécontentements des populations, notamment sur le partage des terres. Le fait est que certaines ethnies – en particulier les Kikuyus – ont été accusées d’avoir été favorisées au moment de la distribution des terres, au lendemain de l’indépendance et de l’arrivée au pouvoir de Jomo Kenyatta, le premier président du pays, qui était lui-même kikuyu. La méfiance et la suspicion ont été ensuite exploitées par les hommes politiques et ont entraîné des affrontements ethniques.
Quelles peuvent être les conséquences ?de cette crise ?
À moins que nous ne soyons capables de mettre un terme aux violences, la situation risque de s’aggraver. Le tourisme a déjà beaucoup souffert. De nombreuses maisons et boutiques ont été détruites, comme, à Kisumu, dans l’ouest du pays. Des dizaines de milliers de personnes déplacées à l’intérieur du pays s’ajoutent à celles qui l’ont été lors des précédents affrontements ethniques. Notre économie risque de s’effondrer, alors qu’elle commençait à décoller.
Pensez-vous qu’une médiation internationale soit nécessaire ?
Les membres du gouvernement ont été réticents. Mais si personne n’exerce de pression, ils ne viendront jamais s’asseoir à la table des négociations. Ce ne sont pas leurs proches qui se font tuer, ni leurs magasins qui brûlent. Je suis certaine qu’une médiation internationale est nécessaire pour amener tout le monde à discuter. Après tout, Odinga et Kibaki ne sont pas des étrangers l’un pour l’autre. Le premier était ministre dans le gouvernement du second. Ils ont travaillé ensemble avant que leurs chemins ne se séparent. Les pays amis peuvent avoir une réelle influence sur l’évolution de la situation.
Tout espoir n’est donc pas perdu
Je suis quelqu’un qui garde toujours espoir ! Les dirigeants politiques sont aussi des êtres humains. Ce sont des parents, et j’aime à croire qu’ils pensent aussi à l’avenir de leurs propres enfants. Ils partiront un jour ou l’autre, mais leurs familles continueront à vivre dans ce pays. Il en va de leur intérêt que nous travaillions tous ensemble à reconstruire la paix.
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