Il était une fois les Phéniciens

Jusqu’au 20 avril, l’Institut du monde arabe, à Paris, met à l’honneur « La Méditerranée des Phéniciens ». Spécialiste incontesté de Carthage, Mhamed Hassine Fantar revient sur l’odyssée et le rayonnement de ce peuple méconnu.

Publié le 21 janvier 2008 Lecture : 7 minutes.

Ils étaient les Vénitiens de l’Antiquité. Audacieux peuple de marchands et de navigateurs originaires du Liban actuel, les Phéniciens ont établi les comptoirs le long des côtes de la Méditerranée, et ont fondé Carthage (Qart Hadash, « la ville nouvelle »), en 814 avant notre ère. C’est un des leurs, dont la postérité n’a pas retenu le nom, qui a réalisé pour le compte du pharaon Nechao II la première circumnavigation de l’Afrique, au VIIe siècle av. J.-C. Une prouesse stupéfiante. L’expédition, partie des rives de la mer Rouge, a mis trois ans pour longer les côtes orientales du continent, doubler le cap qui ne s’appelait pas encore de Bonne-Espérance, remonter par l’actuel golfe de Guinée et regagner l’Égypte en empruntant un détroit qui allait devenir celui de Gibraltar.
Ce peuple et sa culture restent mal connus. L’Institut du monde arabe, à Paris, leur consacre une grande exposition. Intitulée « La Méditerranée des Phéniciens, de Tyr à Carthage », elle a ouvert ses portes le 6 novembre 2007, et doit durer jusqu’au 20 avril 2008. 470 pièces exceptionnelles, dont des chefs-d’uvre de la statuaire empruntés au Louvre et aux musées de Berlin, Londres, New York et, bien sûr, Carthage et Beyrouth, ainsi que des objets mobiliers d’un grand raffinement et des tablettes en argile aident à saisir la profonde originalité de ce peuple de passeurs de langues et de cultures, qui ont transporté l’héritage assyro-babylonien d’un bout à l’autre de la Méditerranée.
Spécialiste incontesté de Carthage, l’archéologue et historien tunisien Mhamed Hassine Fantar, 71 ans, est l’auteur d’une somme de travaux sur les mondes phénicien et punique. Directeur du Centre d’études phéniciennes, puniques et des antiquités libyques à l’Institut du patrimoine de Tunis, c’est un farouche détracteur des thèses, popularisées par les Romains et reprises par Flaubert, dans Salammbô, qui présentent les Carthaginois comme un peuple cruel et répugnant, adepte des sacrifices d’enfants. Il revient sur les grandes dates, le rayonnement et l’influence de cette civilisation qui a inventé l’alphabet, révolutionné la navigation, et légué à l’humanité de grandes figures de la mythologie.

Jeune Afrique : Qui sont les Phéniciens, que sait-on de leurs origines ?
Mhamed Hassine Fantar : Eux-mêmes ne se définissaient pas comme Phéniciens mais comme Cananéens. Ce sont des Sémites, les habitants autochtones des zones côtières de Syrie, du Liban et de Palestine. Le nom de Phéniciens vient des Grecs. Il renvoie à la couleur rouge caractéristique de la pourpre, fabriquée et commercialisée par les marchands de Tyr. Aux Phéniciens, les Grecs ont énormément emprunté : l’alphabet, le modèle de la cité-État et même des mythes fondateurs.
Vers 1200 avant J.-C., les royaumes phéniciens ont été envahis par les peuples venus de la mer. Ce fut un prodigieux bouleversement sociopolitique : Byblos et Tyr ont été incendiés, et certaines cités détruites. Le « génie » des Cananéens a consisté à « absorber » les apports des Peuples de la Mer et à les bonifier. Pour marquer la césure entre avant et après cette invasion, les historiens ont pris l’habitude de parler de Cananéens pour désigner la période antérieure à 1200 av. J.-C., et de Phéniciens après.

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Et ces mystérieux Peuples de la Mer, que sait-on d’eux ?
Peu de choses. Ils étaient d’origines très différentes, égéenne, lybique, etc. On suppose qu’ils ont déferlé après une série de famines consécutives à une explosion démographique. Ces peuples de pêcheurs et de marins employaient des navires à quille et à membrures et disposaient d’une supériorité navale. Ils ont été mis en déroute par les armées de Ramsès III et n’ont pas osé se frotter au grand empire assyro-babylonien. Ils se sont rabattus sur les petites cités côtières du pays de Canaan.
Mais les Phéniciens, porteurs d’une culture puissante, ont reçu sans se perdre. Finalement, ils ont « digéré » les Peuples de la Mer, bénéficié de leurs technologies de navigation, et ont pu entreprendre de très grands voyages commerciaux autour de la Méditerranée. En un sens, ils ont été refécondés, ethniquement, culturellement et techniquement par les Peuples de la Mer.

Pourquoi les Phéniciens ont-ils d’abord fondé des comptoirs plutôt que des colonies, voire un empire ?
Au début, ils se sont effectivement cantonnés aux comptoirs. Un comptoir, c’est un abri, une halte et un dépôt de marchandises. On n’y fait pas sa vie, on n’y meurt pas. Commercialement, les Phéniciens étaient surtout des intermédiaires, des vendeurs de métaux précieux et de pourpre, même s’ils avaient aussi leur propre artisanat et excellaient dans le travail de l’ivoire. Pendant trois siècles, ils ont régné sans partage sur la Méditerranée, jusqu’au IXe siècle av. J.-C., époque du grand retour des Grecs. Ayant profité du « miracle phénicien », ces derniers avaient retrouvé un dynamisme commercial et démographique, et commençaient eux aussi à ?fréquenter la Méditerranée occidentale.
C’est à ce moment que les Phéniciens ont jeté leur dévolu sur des emplacements stratégiques pour installer des établissements permanents : Utique (Ifriqiya, actuelle Tunisie), Lixus (Maroc), Gadez (Espagne). Carthage a été fondé à cette époque. Ces « colonies » étaient généralement adossées à des centres urbains déjà existants, commerce oblige. Carthage devait servir de dépôt, de plaque tournante commerciale, mais surtout de base navale capable d’intervenir en cas de danger. C’était un moyen d’affirmer la prépondérance phénicienne en Méditerranée occidentale.
Cette politique a payé, les Grecs n’ont jamais mis les pieds en Afrique du Nord. Les Phéniciens voulaient garder le contrôle de la navigation entre les deux bassins de la Méditerranée, et se sont appuyés sur Carthage, la Sicile et la Sardaigne. Ce qui leur a permis de sécuriser les mines d’or et d’argent de la péninsule Ibérique

Pourquoi n’ont-ils pas cédé à la tentation de créer un Empire ?
Ils ne formaient pas un peuple politiquement unifié. Ils n’avaient pas non plus de réelles possibilités d’expansion territoriale, le pays de Canaan étant encerclé par deux grands royaumes, l’égyptien et l’assyro-babylonien. Au fil des siècles, leur situation est devenue de plus en plus précaire, car le roi assyrien exigeait d’eux des tributs toujours plus lourds et multipliait les incursions pour s’emparer de leurs richesses. Cette situation a fini par forcer les Phéniciens à s’éloigner de leur berceau, et Carthage a pris la relève de Tyr en devenant la Reine de la Méditerranée.
Le sentiment d’appartenir à une civilisation unique s’est néanmoins perpétué, car d’un bout à l’autre de la Méditerranée les Phéniciens parlaient la même langue et honoraient les mêmes divinités.

En quoi Carthage et Tyr différaient-ils ?
Carthage a été conçu pour devenir la métropole dominante de la Méditerranée occidentale, mais n’a jamais été dans une logique de rivalité avec Tyr, bien que, politiquement, les deux métropoles aient adopté des systèmes très différents. Carthage était une république, dotée d’une Constitution, d’ailleurs décrite par Aristote dans Le Politique, Constitution sans doute bien antérieure à la Constitution athénienne.
Les Carthaginois sont ethnoculturellement à la fois différents et semblables aux Phéniciens, car ils se sont mélangés avec les populations autochtones – les Berbères – et ont donné naissance aux Puniques. Carthage a connu son apogée bien avant Amilcar ou Hannibal, dès les VII-VIe av. J.-C. Et on connaît mieux son histoire que celle de Tyr. On suppose que Tyr, dont l’apogée remonte au Xe siècle, était plus orientale. Carthage a à son tour donné naissance à une civilisation dont l’empreinte est encore visible aujourd’hui.
Le punique a irrigué toute l’Afrique du Nord. C’était la langue de cour des royaumes berbères de l’Antiquité, la langue du politique et aussi du religieux, des élites. Elle occupait exactement la même place que l’arabe dans l’Afrique du Nord précoloniale. Les îlots berbères qui n’ont pas été atteints par la pénétration culturelle punique sont aujourd’hui les bastions de l’amazighité.

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Qu’est-ce qui explique que les Phéniciens, qui ont beaucoup été imités par les Grecs, et ont tant apporté à la civilisation universelle, soient si peu reconnus ?
Les Phéniciens ont été les premiers bâtisseurs de l’Union de la Méditerranée et les premiers à jeter des ponts entre les cultures. Pourquoi cet héritage a-t-il été occulté ? On a tendance à dire « malheur aux vaincus ». Mais il n’y a pas que ça. Les Phéniciens avaient le génie de la navigation, pas celui de la communication. C’est pour cela que leur apport est minoré.
On ne retrouve pas trace chez eux d’une historiographie élaborée. D’eux, on ne sait que ce que les autres peuples ont bien voulu nous en dire. Leur postérité est biaisée, tributaire de la perception et des jugements des autres. Il faut méditer cette leçon, qui reste actuelle et doit nous interpeller, en tant qu’historiens arabes et qu’historiens du Sud : malheur aux peuples qui ne parlent pas eux-mêmes !

La Méditerranée des Phéniciens, de Tyr à Carthage, jusqu’au 20 avril 2008, Institut du monde arabe – 1, rue des Fossés-Saint-Bernard, 75005 Paris. www.imarabe.org

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