Priorité aux films !

Programme copieux et de qualité, public nombreux et contrasté : le foisonnement qui a marqué la quatrième édition du Festival international, du 6 au 12 décembre, était à l’image de la ville qui l’accueillait.

Publié le 20 décembre 2004 Lecture : 9 minutes.

C’était le deuxième jour du Festival international du film de Marrakech (FIFM), au Palais des congrès qui abritait la partie « officielle » de la manifestation, en début d’après-midi. Dans la « salle des Ambassadeurs », lieu des conférences de presse, une main très peu diplomatique se lève vigoureusement pour interpeller l’invité d’honneur de la manifestation, Sean Connery. « Pour moi, assure un journaliste marocain qui déclame comme au théâtre son couplet manifestement préparé, vous avez joué votre plus mauvais rôle dans Le Lion et le vent. Vous interprétiez Raïssouli, un chef berbère qui coupait des têtes. Pourquoi avez-vous fait cela ? Cela a donné une mauvaise image des Arabes. » L’inoubliable créateur du personnage de James Bond, jusque-là encensé par des questionneurs et surtout des questionneuses qui ne pouvaient l’interroger sans commencer par lui déclarer leur admiration ou leur amour, garde bien sûr son sang-froid et, sans même sourire, se retient de répondre cette évidence qu’un acteur ne fait que jouer et qu’un film… c’est du cinéma.
Pendant ce temps-là, dans la « salle des Ministres » du même Palais, bien mal nommée pour accueillir des personnages aussi peu « officiels » que les bons et les méchants du septième art sur son immense écran, on projette l’un des films en compétition, Meng ying tong nian, une sorte de Cinema Paradiso à la mode chinoise, de la réalisatrice Xiao Jiang. Juste après, les festivaliers munis de la précieuse invitation pourront assister à la première mondiale hors États-Unis d’Alexandre, la superproduction – un budget de 150 millions de dollars ! – d’Oliver Stone qui a tant fait couler d’encre.
Auparavant, à un petit kilomètre de là, au Colisée, une salle du centre-ville ouverte à tous pendant la manifestation pour une somme symbolique, les professionnels du septième art comme les cinéphiles marrakchis ont pu regarder l’un des premiers films marocains à avoir réconcilié le grand public avec son cinéma national, Un amour à Casablanca d’Abdelkader Lagtaa. Sorti en 1991, il était projeté cette année dans le cadre d’un « Panorama marocain » offrant une vaste rétrospective de l’histoire du cinéma dans le royaume. À moins que les festivaliers aient préféré aller jusqu’au Saada, autre salle, plus éloignée du centre, où l’on pouvait voir un des huit classiques de Bollywood au programme d’un « Panorama du cinéma indien » (le magnifique Awaara, de Raj Kapoor), donnant un aperçu de ce genre mélodramatique chantant et dansant dont raffole le spectateur marocain.
Approche naïve et cinéphilique du septième art, mélange fréquent des professionnels et du grand public, face-à-face de stars ou de réalisateurs célèbres et de critiques de tous horizons, voisinage de films à grand spectacle et d’oeuvres d’auteurs exigeants, fête populaire et occasion de rites mondains, rencontre des cinémas du nord et du sud de la planète, le Festival de Marrakech, qui tenait pendant une semaine sa quatrième édition, c’est en effet tout cela. D’ailleurs, à la tombée de la nuit, toujours le même jour, la conjonction d’une soirée offerte aux festivaliers « officiels » au Palais royal en présence de nombreuses vedettes du grand écran et de la projection gratuite, comme chaque jour, d’un film à grand spectacle pour quelques milliers de spectateurs debout en plein air sur la célèbre place Jemaa el-Fna illustrait on ne peut mieux l’aspect très contrasté et très foisonnant de la manifestation, à l’image du pays et de la ville qui l’accueillent.
Le FIFM, dont la direction vient de changer, semble cependant en voie d’évoluer, notamment sous l’impulsion de son vice-président Nour-Eddine Saïl, par ailleurs directeur général du Centre cinématographique marocain. Il conserve certes une forte coloration people avec son lot de célébrités venues recevoir des hommages (outre Sean Connery, louangé sur scène par le héros black de Matrix Lawrence Fishburne, Claudia Cardinale, Youssef Chahine et quelques autres ont eu droit cette année à diverses récompenses), participer au jury (présidé par l’auteur de Midnight Express et de Fame Alan Parker et comprenant des personnalités aussi différentes que les actrices Laura Morante et Patricia Arquette, les réalisateurs Chantal Ackerman et Henri Duparc, l’écrivain Paulo Coelho, etc.), présenter des films (du cinéaste Oliver Stone aux comédiens Roschdy Zem ou Hiam Abbass) ou… passer simplement un peu de bon temps (comme Bernard Giraudeau ou Charlotte Rampling, ravis d’être là sans aucune obligation). Cependant, la priorité semble désormais nettement revenir au cinéma à proprement parler.
Contrairement aux trois précédentes éditions, les organisateurs du Festival ont proposé une compétition où la grande majorité des longs-métrages, des films d’auteurs issus de tous les continents (quatre d’Europe, trois d’Asie, deux des États-Unis, deux d’Amérique latine, deux d’Afrique, un du Moyen-Orient), étaient de véritables inédits. Et souvent dans tous les sens du terme puisque quasiment la moitié d’entre eux étaient des premières oeuvres, en général judicieusement choisies. Le palmarès, qui n’a pourtant rien de scandaleux, n’a pas tout à fait reflété cette audace en attribuant sans grand risque l’Étoile d’or du FIFM à Sideways. Cette comédie ironique est l’oeuvre d’un cinéaste américain jeune mais déjà confirmé, Alexander Payne, dont le précédent film, About Schmidt, avait été très remarqué à Cannes en 2002.
Pour sa quatrième réalisation, Payne raconte l’errance éthylique de deux amis, un écrivain éternel angoissé en mal d’éditeur et un acteur de cinéma très sûr de lui bien que passé des rôles de jeune premier à la course aux cachets dans la publicité, qui ont décidé d’aller enterrer la vie de garçon du second dans les vignobles de Californie. Souvent drôle, parfois touchant, toujours bien joué, ce film au succès public assuré possède plein de qualités mais n’était certes pas le plus original de la sélection. Qu’on ait présenté puis primé un hymne à l’alcool dans le plus grand festival de cinéma organisé dans le monde musulman peut sembler paradoxal, mais ravira cependant tous ceux qu’inquiète la montée de l’obscurantisme.
Le Prix du jury a été attribué ex aequo à deux films également de facture plutôt classique, mais au contenu et au « message » plus denses. Le premier n’est autre que Moolaade, un magnifique plaidoyer contre l’excision et pour la liberté des femmes de Sembène Ousmane, 81 ans l’« aîné des anciens » parmi les cinéastes africains, comme il aime à se qualifier lui-même. Toujours en pleine forme et tourné vers l’avenir, plus précisément aujourd’hui vers son prochain long-métrage provisoirement intitulé La Conférence des rats, un film sur les mécanismes de la corruption qu’il espère tourner au Sénégal en 2005, le doyen de la compétition a partagé sa récompense avec la benjamine, la réalisatrice chinoise à peine trentenaire Xiao Jiang. Meng ying tong nian (Electric Shadows) débute lors de la Révolution culturelle quand Ling Ling, le personnage dont on suivra le parcours jusqu’à l’âge adulte, naît en pleine séance dans un cinéma en plein air. Ce mélodrame permet de découvrir au fur et à mesure de son déroulement diverses scènes de grands films chinois d’autrefois et même d’un long-métrage albanais, ce qui ajoute à son charme désuet
Certains des films les plus marquants en compétition auraient sans doute eux aussi mérité d’être distingués. On pense surtout à Svoi, du Russe Dmitry Meskhiyev, un long-métrage naturaliste aux plans superbes, mettant en scène les aventures de trois soldats prisonniers évadés – un officier tchekiste, un politicien juif et un tireur d’élite qui se cachent dans le village du père de l’un d’entre eux pendant la Seconde Guerre mondiale. Et, à un moindre degré, au premier film de l’Argentin Pablo José Meza, Buenos Aires 100 km, qui évoque, sur fond d’ennui et de tristesse, la difficile sortie de l’enfance d’un trio de jeunes adolescents dans une petite ville caricaturalement provinciale. Ou encore à deux étranges films : Nina, du Brésilien Heitor Dhalia, qui raconte, à la frontière entre le fantastique et l’horreur, la dérive d’une jeune fille paumée sur la scène techno de la mégalopole de São Paulo, et Lila dit ça, du Libanais Ziad Doueri, qui parle de sexualité chez des jeunes de la banlieue marseillaise de façon provocante.
En revanche, le seul film marocain de la sélection, Tenja, de Hassan Legzouli, tourné un peu platement, a déçu malgré de bons acteurs et un scénario a priori plein de promesses (pour respecter le testament de son père qui a émigré dans les années 1960 dans le nord de la France et n’est jamais retourné au pays, Nordine, joué par Roschdy Zem, convoie dans sa voiture le corps du défunt jusqu’à son village natal dans la montagne au Maroc).
D’autres projections hors compétition ont permis aussi de découvrir des oeuvres de grande qualité, déjà remarquées dans d’autres festivals, mais pas encore sorties sur les écrans. Citons tout particulièrement le film serbe de Goran Paskaljevic San Zimske Noci (Songe d’une nuit d’hiver), primé tout récemment à Saint-Sébastien, qui conte avec une grande sensibilité la rencontre entre un homme de retour chez lui en Yougoslavie après dix années d’emprisonnement et deux réfugiées bosniaques, une mère célibataire et sa fillette autiste, qui se sont installées dans sa maison faute de pouvoir trouver un autre abri. Ainsi que Hacala Hasurit (La Fiancée syrienne), couronné au dernier Festival de Montréal, l’histoire absurde et touchante d’un mariage entre un présentateur de télévision syrien et une jeune Palestinienne. La promise vit là le jour le plus triste de sa vie puisque, résidant avec sa famille sur le plateau du Golan occupé, elle ne sera plus autorisée à voir les siens après avoir franchi, non sans d’incroyables difficultés, la frontière israélienne où Kafka semble avoir élu domicile.
Côté rétrospective, le « Panorama du cinéma marocain » permettait de découvrir ou redécouvrir une bonne partie de la production nationale depuis ses origines. Et, en particulier, deux films fondateurs : Le Fils maudit, du génial cinéaste-bricoleur Ahmed Osfour, réalisé dès 1958 et présenté comme le tout premier long-métrage marocain, une rareté qui évoque, par sa facture étonnante, l’esthétique des films muets des débuts du cinéma ; Wechma (aussi intitulé Traces) d’Hamid Bennani, évoquant avec des accents bunuéliens le parcours tragique de l’enfance jusque vers la mort d’un orphelin rebelle à toutes les autorités qui l’oppriment, tourné en 1970 et considéré comme marquant la naissance véritable de la cinématographie marocaine. Mais aussi des longs-métrages qui ont représenté, de façon plus ou moins nette, des moments importants dans l’histoire du septième art dans le royaume : Alyam Alyam d’Ahmed Maânouni (réalisé en 1978, présenté aujourd’hui sous le titre Ô ! Les jours, grâce à une copie, hélas ! fortement teintée de rouge, retrouvée à New York par les organisateurs du Festival), Le Mirage, d’Ahmed Bouanani (une fable tournée en 1979, avec des images superbes et des scènes d’une extraordinaire intensité, sur les désillusions d’un pauvre malheureux qui a découvert une fortune cachée dans un sac de farine), ou encore Badis, de Mohamed Abderrahman Tazi (un beau scénario et un portrait de femme remarquable, réalisé en 1988).
Le programme de Marrakech 2004, avec plus de 60 films projetés, était donc copieux et de qualité, ainsi qu’a pu l’apprécier le public, et pas seulement dans les jardins et autour de la piscine du célèbre palace de la Mamounia, où étaient évidemment logées les stars. A-t-il marqué pour autant un véritable tournant par rapport aux précédentes éditions ? « Il s’agit plutôt une année de transition », admet Nour-Eddine Saïl. La nouvelle équipe chargée de l’organisation, opérationnelle depuis juin seulement, n’a pas encore pu traduire dans les faits tous ses projets. Ce qui explique par exemple qu’aucun colloque ni aucune conférence n’aient été proposés cette année pour donner plus de consistance à ce rendez-vous. Ou, plus important encore, que le problème récurrent de la spécificité du Festival reste en bonne partie à résoudre. Même si la manifestation s’est déjà imposée comme une date remarquée dans le panorama des festivals internationaux de cinéma, ce qui n’est pas rien tant la concurrence est vive, il lui reste à mieux définir son identité – autour, certainement, de la rencontre d’univers différents et de la dimension Nord-Sud – pour devenir incontournable. Et prétendre jouer « dans la cour des grands », même loin derrière Cannes, Venise ou Berlin, comme le souhaitaient ses promoteurs à l’origine.

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