Longue marche vers la modernité

Les premiers pétrodollars sont tombés dans les caisses du pays. Une manne de 32 millions dont l’utilisation soulève bien des interrogations.

Publié le 20 décembre 2004 Lecture : 5 minutes.

Les habitants de la région de Doba, au sud du Tchad, l’ont baptisé le quartier « Satan ». Et pour cause : ce bidonville de banco, de briques et de tôle, situé en face de la base de Komé V, dans la nouvelle zone d’exploitation pétrolière, est un nid de misère où le sida fait des ravages. L’odeur des pétrodollars a rassemblé ici une population métissée, essentiellement des jeunes filles et des hommes célibataires venus des autres régions du Tchad et des pays voisins. Le quartier a brûlé trois fois. Certains habitants expliquent qu’il a été mis à feu par « les dieux », enragés par le refus d’Esso de procéder à un sacrifice rituel sur le site.
Quelques kilomètres plus loin, de hauts grillages coiffés de barbelés délimitent les installations d’Esso, ou plus exactement celles d’Esso Exploration & Production Chad Inc. (EEPCI). Depuis juillet 2003, la société créée par le consortium composé d’ExxonMobil (40 %), Chevron (25 %) et Petronas (35 %) exploite le pétrole tchadien. Dans le centre des opérations, les salles sont surclimatisées et fréquentées par de grands gaillards bien nourris et dont les muscles sont gonflés par la gymnastique à laquelle ils s’adonnent dans la salle de sport du bâtiment adjacent. Difficile de trouver meilleure incarnation de la fracture Nord-Sud.
Le site s’étend sur des milliers d’hectares. Il compte 300 puits de forage et regroupe trois champs pétroliers, Komé, Miandoum et Bolobo, ainsi que des dizaines de villages. Certains, comme Bendoh et Ngalaba, sont prisonniers de la zone de forage et traversés par des routes, des lignes à haute tension et le tracé du pipeline qui, 1 070 kilomètres plus au sud, déverse le précieux liquide au terminal maritime de Kribi, au Cameroun.
Pour le visiteur de passage, les retombées de ce projet qui a coûté quelque 3,7 milliards de dollars sont encore difficilement perceptibles. Ronald Royal, directeur général d’Esso Tchad, est pourtant formel : « C’est la meilleure chose qui soit arrivée au Tchad. » Selon lui, il n’y a qu’à regarder autour de soi pour se rendre compte : « Auparavant, les toits des maisons étaient faits de paille et de terre, aujourd’hui, ils sont tous en tôle. » Esso aime par ailleurs égrener les chiffres du succès, même si certains sont peu significatifs dans l’absolu : 35 000 emplois ont été attribués à des ouvriers tchadiens et camerounais durant la phase de construction, 85 millions de dollars de salaires leur ont été versés et ils ont bénéficié de 200 000 heures de formation de haut niveau. Plus de 12,4 millions de dollars de compensations ont été alloués, en cash et en nature, à environ 14 000 paysans (soit 885 dollars par personne), 70 000 moustiquaires et 40 pompes à eau ont été offertes, des ponts et des routes permettant de désenclaver la région ont été construits, et enfin, depuis le démarrage du projet, le Tchad affiche une croissance exponentielle : de 1 % à la fin des années 1990 à 10,5 % en 2003 et près de 40 % en 2004.
Cela reste insuffisant aux yeux de paysans qui rêvaient que l’or noir leur offre une vie radicalement nouvelle. Et pour les associations de défense locales, il y a de quoi occulter de nombreux problèmes, comme la recrudescence des maladies respiratoires provoquées par la poussière épaisse soulevée par le trafic incessant des camions. Ce qu’Esso conteste, en répondant avoir mis en oeuvre (par endroits) plusieurs solutions. Des déclarations qui provoquent la colère de Delphine Kemnéloum, ancienne présidente de l’Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l’homme : « Les associations avaient demandé une étude environnementale, sociale et économique détaillée avant le commencement des travaux afin de pouvoir évaluer l’impact du projet par la suite. Cela n’a pas été fait, et nous-mêmes n’avons pas les moyens de réaliser une enquête médicale. De quelles preuves disposons-nous donc désormais ? »
Autre difficulté, selon cette juriste, la façon dont Esso a géré les compensations pour les réquisitions de terrains. « Le problème n’est pas tant le montant des dédommagements que le fait que les gens n’ont pas compris qu’on leur donnait cet argent en remplacement de leurs terres qu’ils ne pourraient jamais plus utiliser. Résultat, beaucoup ont dilapidé ces sommes dans des fêtes, des mariages, des habits neufs… Aujourd’hui, il ne leur reste plus rien, ni argent à dépenser ni terre à cultiver. » Pour Bémadji Koulro-Bezo, employé par la coopération allemande pour le suivi d’un programme d’aide lié au projet pétrole, la question n’est pas là : « Esso a organisé de nombreuses consultations avec les populations locales. Les gens comprenaient ce qu’on leur proposait. En revanche, le consortium n’a pas assuré le suivi et l’encadrement. » Quoi qu’il en soit, le constat est sombre, estime Urbain Moyombaye, habitant de Miandoum et bénévole au sein du Groupe de recherches alternatives et de monitoring du projet pétrole Tchad- Cameroun Gramp/TC) : « Les modes de vie ont été bouleversés. L’argent a perverti les mentalités et les habitudes. Les changements ont été essentiellement négatifs. »
« Désormais, notre seul espoir, déclare Delphine Kemnéloum, tient à ce que les revenus du pétrole soient bien gérés. » La question taraude tant les Tchadiens – premiers concernés dans un pays où le PIB par habitant est inférieur à 250 dollars par an – que les partenaires internationaux, dont la Banque mondiale. Même si elle reconnaît que les faiblesses institutionnelles du pays sont importantes, cette dernière a financé la participation du Tchad et du Cameroun au projet et misé son image sur la réussite du « modèle » tchadien en élaborant un système de gestion des revenus pétroliers qui constitue une première dans les pays du Sud. Un Collège de contrôle et de surveillance des revenus pétroliers (CCSRP), composé de neuf membres – deux députés, un magistrat, quatre représentants de la société civile, le directeur national de la Banque des États de l’Afrique centrale (Beac) et le directeur général du Trésor -, a également été créé pour contrôler l’utilisation des revenus. Malgré ces garde-fous, les détournements sont toujours possibles. « Ils risquent d’avoir lieu en aval, au niveau du décaissement ou de l’exécution des projets », explique Gilbert Moundonodji de l’association GRAMP/TC. Gregor Binkert, représentant de la Banque mondiale à N’Djamena, en poste jusqu’en août dernier, se veut plus rassurant. Il souligne que « jusqu’à présent, les Tchadiens ont respecté tous leurs engagements » et précise que si le CCSRP ne peut sélectionner les opérateurs des projets, il doit donner son accord à tous les décaissements effectués et peut, par exemple, s’opposer à des marchés de « gré à gré ». À condition, toutefois, qu’il dispose des moyens d’exercer ses prérogatives… Gageons que le Tchad saura être une exception et gérer les revenus de la manne au bénéfice d’une population qui, après des décennies de guerre et de misère, espère, enfin, pouvoir se développer.

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