Les clés de la crise

Intervention militaire rwandaise ? Affrontements interethniques ou réveil des milices armées dans l’est du pays ? Le conflit le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale menace de s’embraser à nouveau.

Publié le 20 décembre 2004 Lecture : 6 minutes.

« C’est la guerre contre le Rwanda », lance Kinshasa alors que des combats font fuir depuis la mi-décembre les populations de Kanyabayonga, dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). Ce sont des affrontements intercongolais, rétorque Kigali, qui n’en continue pas moins d’agiter la menace de poursuite contre les « forces négatives », coupables du génocide de 1994 et réfugiées dans le territoire de la RDC (voir J.A.I. n° 2291). Comme il ne cesse de le faire depuis plus d’un mois. Dans une lettre datée du 25 novembre et adressée au Nigérian Olusegun Obasanjo, président en exercice de l’Union africaine (UA), le chef de l’État rwandais, Paul Kagamé, expose les motifs qui le poussent à dépêcher ses forces armées chez le voisin congolais. Et donne le détail de sa future intervention. Cible exclusive, selon les autorités de Kigali : les génocidaires. « Le Rwanda ne s’attaquera jamais à un soldat congolais », jure Kagamé. Quant à la durée de l’intervention, elle « ne devrait pas dépasser quatorze jours. »
Tollé général. Du côté de Kinshasa, l’argument du droit de poursuite sert de paravent à d’autres objectifs, dont le pillage des ressources de la RDC. Le président Joseph Kabila décide d’envoyer des renforts (10 000 hommes) dans le Kivu. Les Nations unies appellent à la retenue, les États-Unis dépêchent Daniel Yamamoto, ancien ambassadeur américain à Djibouti. Le commissaire européen au Développement et à l’Aide humanitaire, l’ancien ministre belge des Affaires étrangères Louis Michel, vient de faire le tour des capitales de la région des Grands Lacs. Mais les accrochages entre militaires congolais, miliciens maï-maï, Interahamwes, soldats rwandais, le tout dans une totale confusion, se multiplient, avec leur lot de drames humains, de villages pillés et incendiés et de déplacements massifs de populations. La partie orientale du Congo démocratique s’est donc embrasée à nouveau. Mais s’est-elle jamais éteinte ?
Selon un rapport de l’International Rescue Committee (IRC, une ONG basée à New York) et de l’Institut Barnett d’Australie (un centre de recherche médicale), rendu public le 9 décembre, le conflit en RDC est le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale. L’ONG a recensé 3,8 millions de morts depuis le début des affrontements en 1996. Soit environ mille victimes civiles par jour, pour la plupart dans l’est du pays, dont la majorité ont péri de faim et de maladie en tentant de fuir les zones de combats entre milices armées, voire entre unités de l’armée congolaise. Une situation complexe qui sert de terreau à un conflit récurrent, mais à laquelle la communauté internationale peine à trouver une solution, sans doute parce qu’elle en oublie les origines.
Véritable mosaïque ethnique, le Kivu, dans ses parties nord et sud est habité par des Hutus et des Tutsis (45 % de la population estimée à 2,5 millions de personnes), les Nyangas, Kanos, Kumus, Nandes, Hundes, Tembos et Twas constituant le reste. Chacune de ces ethnies a sa propre langue, mais tout le monde communique en kiswahili.
« Banyarwanda » est le terme générique regroupant les Congolais rwandophones, lesquels pourraient être classés en trois catégories. La première est composée des autochtones du Bwisha, région dépendant du Rwanda à l’époque précoloniale. Une convention signée en 1910 par les puissances coloniales belge, anglaise et allemande avait délimité les frontières actuelles entre le Congo et le Rwanda. Les populations rwandophones du Bwisha ont eu un délai de six mois pour choisir de rejoindre le Rwanda. La majorité d’entre eux choisirent de rester et portèrent le Mwami Daniel Ndeze à leur tête.
La deuxième catégorie de Banyarwanda est composée des immigrés de vieille souche des hauts plateaux de l’Itombwe. Il s’agit de pasteurs tutsis établis dans le Sud-Kivu avant l’arrivée des colons. Ce sont eux qui choisirent le terme de Banyamulenge (Mulenge étant le plus gros village de l’Itombwe) pour se distinguer des Rwandais qui ont fui leur pays à la fin des années 1950 et 1960. Ils sont estimés à près d’un demi-million de personnes.
Troisième catégorie, enfin : les transplantés du Masisi. Dans le but de mettre en valeur les collines fertiles de cette région et de décongestionner le Rwanda surpeuplé, les autorités coloniales belges avaient décidé en 1934 de mettre en place une Mission d’immigration de Banyarwanda. En vingt ans, plusieurs milliers de Hutus et de Tutsis ont été déplacés vers le pays Bahunde.
La question de la citoyenneté des Congolais rwandophones a provoqué plusieurs conflits ethniques. Au plan politique, ils sont organisés au sein du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD) présent dans les instances de la transition, avec notamment Azarias Ruberwa comme vice-président. L’adoption par le Parlement de transition, le 25 septembre 2004, de la nouvelle loi sur la nationalité a mis fin au flou juridique. De son application sur le terrain dépend pour beaucoup la paix en RDC. Mais comme si ce cocktail n’était pas assez explosif, les Interahamwes, les milices rwandaises génocidaires, s’y sont ajoutés. À la grande colère de Kigali, qui entend mettre fin aux exactions subies par les Congolais rwandophones ainsi qu’aux incursions des abacengezi, sobriquet désignant les « forces négatives ».
La cohabitation conflictuelle entre ces communautés que le hasard de l’Histoire a placées sur les mêmes terres a provoqué plusieurs massacres dans le passé, souvent du fait de contentieux fonciers, de divergences d’appréciations du droit coutumier, d’affrontements pour le leadership local… Plus grave : les clivages communautaires sont mécaniquement reproduits au sein de l’armée congolaise.
La menace de Kigali d’envoyer ses troupes en RDC n’est pas pour rassurer les Banyarwanda. Pas plus que les renforts dépêchés par Kinshasa, qui ajoutent à l’inquiétude, car « les soldats ne sont pas payés. Ils se nourrissent sur le dos de la population et vivent de racket, rapporte Pierre Ndeze, attaché de presse du gouverneur de Goma. Les soldats congolais vont s’en prendre aux Banyarwanda, même s’ils affichent leur hostilité à l’invasion des troupes rwandaises. Nous sommes de vrais otages. » D’autant que le RCD, longtemps soupçonné d’être l’oeil et l’oreille de Kigali à Kinshasa, s’est clairement démarqué de la démarche de Kigali pour dénoncer l’arrivée annoncée de ses soldats. Les Banyarwanda du Kivu ont privilégié leur citoyenneté au détriment de leur langue.
Mais il s’en trouve parmi eux pour se réjouir du retour des troupes de Kigali en RDC. « Nos enfants, du Congo ou d’ailleurs, font preuve de patience, mais jusqu’à quand, s’interroge un vieil instituteur de Numbi. S’ils ne constatent plus de volonté politique pour faire cesser les exactions et les humiliations à l’encontre de leurs parents, ils reprendront les armes, et la guerre repartira de plus belle. » L’argument a été repris par Kagamé devant l’émissaire américain Daniel Yamamoto. « Pas question ! » a répliqué le diplomate américain, la communauté internationale est opposée à tout recours à la force et donc à toute menace sur la transition en cours.
Même discours de fermeté à l’égard de Kinshasa. L’Union africaine et le président sud-africain Thabo Mbeki, parrain des accords de paix, font pression sur les deux capitales pour qu’elles réactivent le mécanisme de contrôle de leurs frontières mis en place depuis octobre 2004, dont l’objectif était de mettre fin aux incursions des « forces négatives » au Rwanda. Difficile d’envisager une coopération entre les deux armées, la RDC éprouvant déjà des difficultés à organiser des patrouilles communes entre ses propres unités. Tandis que la Monuc, embarrassée par des scandales à répétition (plusieurs affaires de harcèlement sexuel dans lesquels seraient impliqués de nombreux Casques bleus), traîne un autre handicap : son statut. Comme force d’observation, elle ne dispose d’aucun moyen dissuasif pour contenir la menace interahamwe, s’interposer entre unités de l’armée régulière congolaise, encore moins entre miliciens et population.
Outre la réorganisation de l’armée de Kinshasa, l’urgence est pourtant là pour les diplomates et les différents acteurs de la crise s’ils veulent éviter qu’il y ait mille morts par jour. Et couronner de succès la transition congolaise par les élections de 2005…

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