La vérité rien que la vérité…

Deux cents victimes de graves violations des droits de l’homme pendant les « années de plomb » vont témoigner devant une « Instance équité et réconciliation ». Mais sans dénoncer nommément leurs bourreaux.

Publié le 20 décembre 2004 Lecture : 7 minutes.

Les « années de plomb » ne sont plus taboues. Le 21 décembre, des Marocains victimes de graves violations des droits de l’homme témoigneront en direct à la télévision et à la radio des violences qu’ils ont subies : arrestations arbitraires, disparitions forcées, procès iniques, torture, exil… Les Marocains eux-mêmes n’en reviennent pas. Le voile est en train d’être levé sur l’ensemble des exactions commises au lendemain de l’indépendance, en 1956, puis durant le long et brutal règne de Hassan II (1961-1999). Une expérience sans précédent dans le royaume, bien sûr, mais aussi dans l’ensemble du monde arabo-musulman. Une véritable révolution.

À l’origine de ce bouleversement, l’Instance équité et réconciliation (IER) créée par Mohammed VI en janvier 2004. Cette « commission de la vérité et de l’équité », selon les propres termes du roi, entend marquer une nouvelle étape du processus de démocratisation. C’est aussi « l’aboutissement d’une longue maturation », comme l’explique Salah el-Ouadie, membre de l’IER et ancien détenu politique (il a passé dix ans derrière les barreaux).
Les premiers succès, encore bien timides, du mouvement marocain pour les droits de l’homme remontent à 1990. Cette année-là, Hassan II avait en effet concédé la création d’un Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH) – qui ne disposait que d’une étroite marge de manoeuvre – et libéré près de trois cent cinquante prisonniers politiques. Mais il fallut attendre l’intronisation de Mohammed VI, en 1999, pour que le mouvement prenne de l’ampleur.

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Désireux de marquer sa différence avec son père, celui-ci a, d’entrée de jeu, donné son feu vert au retour des derniers exilés politiques, au premier rang desquels Abraham Serfaty (condamné en 1977 à la réclusion perpétuelle, puis expulsé vers la France, en 1991), et créé une instance d’arbitrage indépendante chargée d’indemniser les victimes de la répression. Près de quatre mille personnes ont reçu des compensations financières.
L’IER va beaucoup plus loin. Sa mission première est moins d’offrir une réparation aux victimes que de faire la lumière sur l’ensemble des exactions (en particulier, les « disparitions forcées » et les « arrestations arbitraires ») commises depuis un demi-siècle : enlèvements de 1956, révolte du Rif en 1958, émeutes de la faim en 1981, 1984 et 1990, instauration de l’état d’exception de 1965 à 1970, répression des opposants d’extrême gauche dans les années 1970… En ce sens, il s’agit bien d’une « commission vérité » comparable à celles qui furent naguère mises en place en Argentine, au Chili, en Afrique du Sud et ailleurs.

Neuf mois durant, les seize membres de la commission (dont la plupart sont d’anciennes victimes et des militants des droits de l’homme), ont, avec le concours d’une équipe de 160 personnes, recueilli plus de 20 000 témoignages. Seize mille victimes ont pu être identifiées, et plus de 500 cas de disparition recensés. Des recherches complémentaires ont été entreprises jusque dans les douars les plus reculés du pays. Chaque entretien a été enregistré et filmé. Pour chaque victime, une fiche a été établie et transmise aux autorités pour complément d’information. L’IER attend désormais les réponses. Les résultats de ses enquêtes, ainsi que ses recommandations pour éviter la répétition de tels errements – réformes institutionnelles et juridiques, notamment -, seront consignés dans un rapport dont la version définitive sera publiée en avril 2005.

Autre point clé : les réparations qu’elle propose ne se limitent pas à une indemnisation financière, mais prennent en compte l’indispensable réhabilitation physique, morale et sociale des victimes : régularisation de leur situation administrative (et de celles de leurs familles), délivrance, le cas échéant, de certificats de décès, traitements médicaux, etc. L’IER travaille, par exemple, avec l’association Médecins du monde en vue de former des psychiatres et des psychologues marocains. La réparation peut en outre prendre un caractère « communautaire », comme l’explique Driss el-Yazami, responsable de l’unité d’investigation : « Nous n’avons reçu qu’une centaine de dossiers concernant les événements de 1958, dans le Rif. Cela signifie que le traumatisme a été profond et qu’un travail avec les victimes, au cas par cas, ne suffit pas. Des gestes symboliques sont nécessaires. »

Le Rif a avant tout besoin de considération, et M6 en est tellement conscient que c’est à cette région qu’il a réservé son premier déplacement officiel, après son accession au trône. Le retour au Maroc de la dépouille d’Abdelkrim el-Khatabi, le héros de la révolte anticoloniale des années 1920, qui est enterré au Caire, et la transformation de son ancienne maison en musée sont à l’étude. « Nous avons entrepris le même type de travail à Tazmamart et à Agdz [deux centres de détention secrets], explique Yazami. S’il est indispensable de dire ce qui s’y est passé et de régler la question des dépouilles, puisque de nombreuses victimes furent inhumées sur place, il faut également réfléchir à la façon de réhabiliter la mémoire du lieu. Les habitants des villages alentour ont, indirectement, beaucoup pâti de l’existence de ces bagnes. La région conserve une réputation infamante. Il n’y a là-bas ni centre de santé ni transports collectifs. Nous organisons des rencontres avec les associations de développement local et les habitants pour réfléchir aux moyens de remédier à la situation. »

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Enfin, en adoptant le principe de l’audition publique des victimes, l’IER a posé un acte symbolique fort. Sélectionnées en toute indépendance, plus de deux cents personnes représentatives de la société marocaine et témoins de son histoire vont tout dire, en direct à la télévision et à la radio, des souffrances qu’elles ont endurées. Pour Salah el-Ouadie, ces auditions participent d’un processus de réhabilitation et de « dignification » (néologisme emprunté à l’espagnol) de la personne humaine. Elles ont en outre « un caractère pédagogique très important, car ces événements sont totalement ignorés d’une grande partie de la jeunesse marocaine ».

Commencée le 21 décembre, l’opération se poursuivra pendant deux mois dans plusieurs villes du royaume, de Rabat à Lâayoune. Parallèlement, des auditions seront organisées sur une série de thèmes : « Les femmes et les violations graves des droits de l’homme », « Les événements du Sahara », « Les événements du Rif », « Les événements de 1973 », « Les émeutes urbaines », « Les familles des disparus », « Les centres secrets de détention », « La torture », « L’exil ».

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Le travail réalisé par l’IER suscite pourtant un certain nombre de critiques. Abdelhamid Amine, le président de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), redoute par exemple que « le déballage du passé n’occulte les violations du présent » et estime que « la permanence des abus nuit à la crédibilité de l’IER ». Pourtant, à l’exception des djihadistes, il reste aujourd’hui très peu de détenus politiques dans les prisons marocaines : trente-trois, parmi les tout derniers, ont été graciés par M6 le 7 janvier dernier, jour de la création de l’IER. Mais, après les vagues d’arrestations massives des présumés responsables des attentats du 11 septembre 2001 et du 16 mai 2003 à Casablanca, il ne fait guère de doute que des sévices ont été infligés aux détenus. Le 5 novembre, le Comité des droits de l’homme de l’ONU a souligné qu’en dépit d’avancées importantes de la démocratisation (la réforme du code de la famille, par exemple), la situation des droits de l’homme dans le royaume reste préoccupante : allégations de torture et de mauvais traitements à l’encontre de détenus, impunité dont jouissent les responsables présumés, etc. Le Comité juge par ailleurs excessive la durée de la garde à vue et anormal le fait que les prévenus ne puissent immédiatement bénéficier des services d’un avocat. Reste que ces violations des droits de l’homme, pour condamnables qu’elles soient, n’ont rien à voir avec les crimes du passé, estiment plusieurs membres de l’IER. De plus, elles n’ont pas été occultées. La preuve, la presse marocaine en a fait abondamment état.

Une autre critique formulée par certaines associations humanitaires concerne la méthode et les statuts mêmes de l’IER. Commission extrajudiciaire, celle-ci s’abstient en effet de toute recherche de responsabilité pénale. L’objectif n’est ni de désigner les tortionnaires – pas même lors de l’audition publique des victimes -, ni de les poursuivre en justice. Président du Forum vérité et justice, une association de défense des victimes et de leurs familles, Mohamed Essabar le regrette. « On ne peut pas régler le problème sans évoquer la responsabilité individuelle de chacun, explique-t-il. La réconciliation est impossible tant que les criminels restent impunis. Regardez ce qui s’est passé en Afrique du Sud : la Commission a certes décidé d’amnistier certains bourreaux, mais seulement après qu’ils ont reconnu leurs crimes ! »

D’autres se montrent moins intransigeants. Ancien bagnard du « mouroir de l’Atlas », dont il retrace l’horreur dans son livre Tazmamart cellule 10, paru en 2000, Ahmed Marzouki est ainsi partisan du pardon, même s’il estime que les coupables, dont certains sont encore très haut placés, devraient quand même être démis de leurs fonctions. « Plusieurs livres ont été écrits, rappelle-t-il, qui donnent les noms de nos bourreaux. L’essentiel est que la vérité progresse, que jamais nos enfants n’aient à subir ce que nous avons subi. La vengeance ne mène à rien. »

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