L’affaire Kofi Annan

Longtemps soupçonné d’être l’homme des Américains, le secrétaire général en est aujourd’hui la bête noire. Que lui reprochent les faucons de la Maison Blanche ? Cherchent-ils vraiment à s’en débarrasser ?

Publié le 20 décembre 2004 Lecture : 13 minutes.

« Les saints sont toujours jugés coupables avant que leur innocence soit prouvée », écrivait il y a un demi-siècle, dans ses Réflexions sur Gandhi, l’auteur britannique George Orwell. Même s’il fut érigé au rang de quasi-icône lorsqu’il reçut, en 2001, le prix Nobel de la paix, Kofi Annan n’est sans doute ni un saint ni la réincarnation ghanéenne du mahatma. Mais, à 66 ans, le secrétaire général de l’ONU est contraint, lui qui n’aime rien moins que l’affrontement, de livrer le plus dur combat de sa carrière dans la détestable position d’un accusé sans preuves tangibles.
Ce n’est certes pas la première bourrasque qu’essuie ce fils de notable ashanti depuis ce jour de 1962 où, fraîchement diplômé du Macalester College de Saint-Paul, dans le Minnesota, puis du Massachusetts Insitute of Technology, il fit ses premiers pas au sein de la Babel onusienne. Montré du doigt pour n’avoir rien fait, ou presque, lors du génocide rwandais et lors du massacre de Srebrenica, en Bosnie, considéré comme l’homme des Américains lors de son accession, fin 1996, au sommet de l’immeuble de verre qui domine Turtle Bay, Kofi Annan s’est toujours tiré avec habileté et élégance des pièges qui lui étaient tendus – quitte à formuler des excuses publiques.
Cette fois, pourtant, les attaques sont d’un tout autre calibre. Vicieuses, haineuses, portées par une stratégie de chasse à courre, lorsque la meute flaire l’odeur du gibier traqué et se rapproche inexorablement en cercles concentriques. Rien, jamais, n’avait préparé cette quintessence de haut fonctionnaire international à livrer bataille contre de tels adversaires. Accusé de négligence, de faiblesse, d’impéritie et, en guise de coup de grâce, de népotisme, Annan s’est vu conseiller au mieux de démissionner, au pire de se livrer à la justice.
Coupable ou non, peu importe, puisque, comme le suggérait récemment l’un de ses contempteurs : « Il est des moments où un responsable doit se démettre, même s’il est innocent, pour le bien de l’organisation qu’il préside. » Un cercle vicieux, donc, au sein duquel, désemparé, le secrétaire général a, un moment, donné l’impression de sombrer avant de se ressaisir. La meute, elle, a fait une pause, le temps de reprendre son souffle. Jusqu’à quand ?
Oil for Food, Pétrole contre nourriture. De cette gigantesque opération humanitaire, la plus importante que l’ONU ait eue à gérer depuis sa fondation, est né un scandale, un vrai, qui, pour la droite républicaine au pouvoir à Washington, est une sorte de don du ciel. Une miche de pain bénit pour tous ceux qui cherchaient à punir, à humilier ou, pour les plus charitables, à faire rentrer dans le rang Kofi Annan. Ce programme de 64 milliards de dollars a été mis au point en 1996, à la fin du mandat onusien de Boutros Boutros-Ghali, pour alléger les conséquences sanitaires et nutritionnelles des sanctions drastiques infligées à Saddam Hussein et à son régime depuis la fin de la guerre du Golfe, cinq ans plus tôt. Pétrole contre nourriture, qui se prolongera jusqu’en novembre 2003, soit sept mois après la chute du dictateur, autorisait Bagdad à vendre son brut pour acheter à l’étranger des biens et des services de nature humanitaire, étant entendu que l’ONU gérait elle-même l’argent, placé sur des comptes-séquestres, et se réservait le droit d’examiner chaque contrat passé entre l’Irak et ses fournisseurs. Dans le fond, Oil for Food a été plutôt efficace. Le régime baasiste n’est pas parvenu à le contourner pour reconstituer son armée, et le taux de malnutrition de la population irakienne a réellement baissé entre 1997 et 2003 – avant de remonter en flèche… après l’invasion américaine.
Mais toute politique de sanctions suscitant automatiquement les moyens de la subvertir, Pétrole contre nourriture est rapidement devenue une usine à corruption. En un peu plus de six ans, trente-six mille contrats ont été signés entre Bagdad et des sociétés étrangères. Tous, en principe, ont été vérifiés par une instance du Conseil de sécurité de l’ONU, le Comité 661 – au sein duquel siégeaient Américains et Britanniques -, dont l’unique obsession était de traquer les produits susceptibles d’être détournés en armements non conventionnels. Cinq mille projets de contrats ont d’ailleurs été bloqués pour cette raison, mais aucun pour surfacturation ou soupçon d’escroquerie – un domaine qui, à l’évidence, n’intéressait pas le Comité, en dépit des multiples informations en ce sens qui lui furent soumises par les équipes d’Oil for Food (un millier d’employés au total).
À l’abri de cette bienveillance, ou de cette défaillance, Saddam Hussein et ses proches ont donc pu en toute quiétude prélever une commission d’environ 10 % sur la quasi-totalité des marchés conclus avec des firmes, dont certaines étaient d’ailleurs américaines – via des filiales européennes. Entre 1997 et le début de 2003, 4,5 milliards de dollars auraient ainsi été détournés, auxquels il convient d’ajouter quelque 5 milliards provenant de la contrebande du pétrole. Plus grave, si l’on accorde crédit à la liste diffusée en février dernier par un quotidien irakien (liste pour l’instant non authentifiée), quelque deux cent soixante-dix personnalités et organisations étrangères auraient bénéficié d’allocations en pétrole offertes par le régime irakien. Libre à elles, ensuite, de les revendre à des traders spécialisés. Parmi ces « clients » de Saddam figurerait le Chypriote Benon Sevan, 66 ans, « onusien » depuis quarante ans et proche de Kofi Annan, lequel l’avait nommé en octobre 1997… patron de toute l’opération Pétrole contre nourriture. En cinq ans et neuf versements, Sevan aurait reçu près de 1,5 million de dollars. En échange de quoi ?
Même si nul n’ose accuser Kofi Annan de malhonnêteté, la révélation de cette affaire, début 2004, a fourni des munitions inespérées au clan des néoconservateurs de Washington. Pourquoi le secrétaire général n’a-t-il pas tiré la sonnette d’alarme, alors que se déroulait sous ses yeux « le plus grand scandale depuis la création de l’ONU » ? Pourquoi les quelque cinquante-cinq audits internes commandités par l’organisation sur le fonctionnement d’Oil for Food n’ont-ils pratiquement rien remarqué de suspect ? Pourquoi Annan s’abrite-t-il derrière la responsabilité – au demeurant évidente – du Comité 661, alors qu’il signait personnellement, tous les six mois et sans émettre de réserves, la reconduction du programme Pétrole contre nourriture ?
Tous ceux qui, depuis sa naissance, refusent d’admettre que l’organisation internationale puisse ne pas reconnaître automatiquement la légitimité et la légalité de la politique étrangère des États-Unis s’engouffrent alors dans la brèche. Dopés par la réélection de George W. Bush le 2 novembre, flairant l’odeur du népotisme avec la mise en cause de Kojo, le propre fils d’Annan (voir encadré p. 32), la machine à broyer des faucons républicains se met en branle. William Safire, l’ineffable chroniqueur du New York Times, la page éditoriale du Wall Street Journal, les journaux new-yorkais du groupe de Rupert Murdoch, la chaîne de télévision Fox News et les think-tanks néoconservateurs, comme le Hudson Institute et l’Heritage Foundation, mènent, jour après jour, une campagne ciblée en forme d’hallali : « Annan s’est déshonoré, Annan doit partir. » L’un des principaux sites Internet du Parti républicain en Californie va plus loin : puisque « l’argent du contribuable américain » (les États-Unis contribuent pour 22 % au budget onusien) est si mal utilisé, l’ONU doit déménager. Le logo de la campagne Get the UN out of the USA représente ainsi une carte des États-Unis pourvue d’un pied figuré par la Floride, qui, chaussé de rangers, shoote dans un ballon aux couleurs de l’ONU pour l’expédier au milieu de l’Atlantique.
Une vingtaine de parlementaires du parti présidentiel, dont Norm Coleman, le sénateur du Minnesota, qui préside une commission d’enquête du Congrès consacrée à Pétrole contre nourriture, exigent de leur côté la démission de Kofi Annan. Selon eux, les millions de dollars détournés par Saddam Hussein ont servi à financer « le terrorisme palestinien » (sic) et servent aujourd’hui à alimenter la résistance antiaméricaine en Irak. Un élu va même jusqu’à suggérer un procès et une peine de prison pour le secrétaire général : la machine est devenue folle.
Considérant le départ de Kofi Annan comme acquis, les journaux proches du Parti républicain dressent déjà, fin novembre et début décembre, le portrait de son successeur. Leur premier choix se porte sur l’ancien président tchèque Vaclav Havel, un « héros de notre temps » très proche des idées néoconservatrices : depuis qu’il a qualifié de « troisième guerre mondiale » le combat de Bush contre le terrorisme islamiste, la droite américaine le révère… Vient ensuite Surakiart Sathirathai, le ministre thaïlandais des Affaires étrangères, un proaméricain notoire. Bref, faute de pouvoir abattre les colonnes de ce temple honni du multilatéralisme qu’est l’ONU, autant faire en sorte que son gardien soit « des nôtres ».
Pour faire bonne mesure, le lobby anti-Annan exhume d’autres affaires peu reluisantes – mais inévitables dans une organisation qui emploie soixante mille personnes à travers le monde – dans lesquelles le secrétaire général semble avoir péché par faiblesse.
L’affaire Ruud Lubbers, tout d’abord. Âgé de 65 ans, cet ancien Premier ministre néerlandais dirige actuellement le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR). Problème : il fait l’objet d’une plainte pour harcèlement sexuel de la part de l’une de ses collaboratrices, une Américaine de 51 ans dont il aurait « touché les fesses » à plusieurs reprises. Lubbers dément, parle de « simple geste amical », et Annan, après l’avoir gourmandé par écrit, finit par le blanchir. Idem pour le Singapourien Dileep Nair, patron du Service de contrôle interne de l’ONU (l’OIOS), soupçonné d’avoir marchandé des promotions en échange de faveurs intimes. Même réprimande, même absolution.
Les néocons poussent des cris d’orfraie : la morale a déserté la maison de verre de Manhattan ! Le Ghanéen couvre ses ouailles ! Alors que se déchaîne cette campagne tous azimuts, le très policé Kofi Annan paraît comme sonné. Certes, les manifestations de soutien à son égard se multiplient : le personnel de l’ONU, le groupe africain, d’anciens Prix Nobel comme Nelson Mandela et Desmond Tutu, Jacques Chirac, Vladimir Poutine, le sénateur démocrate Edward Kennedy, Colin Powell sur le départ et même Tony Blair. Mais le secrétaire général guette en vain un signe de la Maison Blanche. Interrogés sans relâche, huit jours durant, par les journalistes, ni George W. Bush ni Condoleezza Rice ni John Danforth ne lèveront le petit doigt en sa faveur. C’est en définitive à ce dernier, ambassadeur démissionnaire auprès de l’ONU, que reviendra le 9 novembre, au lendemain de la standing ovation offerte à Kofi Annan par l’Assemblée générale, la charge d’assurer le service minimum : « Les États-Unis, déclare-t-il, ne cherchent pas à pousser Kofi Annan à la démission. » Une petite phrase qui met fin presque instantanément aux aboiements de la meute. Comme si tout cela avait été soigneusement organisé pour déstabiliser le secrétaire général, l’affaiblir et le faire rentrer dans le rang jusqu’au terme de son mandat.
Si le vent du boulet l’a fait vaciller, Kofi Annan semble depuis s’être redressé comme une pièce de culbuto. Mais le scandale Pétrole contre nourriture reste suspendu au-dessus de sa tête, tel une épée de Damoclès. Quatre commissions d’enquête du Congrès et trois enquêtes fédérales, manifestement animées d’intentions hostiles, sont en cours. Plus sérieusement, Annan a dû, face à la pression – d’où le reproche qui lui est adressé, y compris par certains de ses partisans, d’avoir réagi trop tard et comme à contrecoeur -, mettre en place, fin avril 2004, une commission indépendante sur cette affaire. Dirigée par Paul Volcker, l’ancien président de la Réserve fédérale américaine, et par Reid Morden, son adjoint, un ancien chef des services secrets canadiens, cette instance est à la fois lourde (72 membres), lente (opérationnelle depuis la fin août, elle prévoit de rendre un rapport intérimaire très complet à la mi-janvier et un rapport définitif à la fin de 2005) et onéreuse (30 millions de dollars prélevés sur le reliquat des comptes-séquestres d’Oil for Food).
La commission, qui dispose de bureaux à New York, Paris et Bagdad, va devoir s’efforcer de répondre à toute une série de questions : comment et dans quelles conditions les principaux contrats irakiens ont-ils été passés ? Comment les deux banques dans lesquelles ont été ouverts la plupart des comptes d’Oil for Food (la BNP Paribas et la Chase Manhattan) ont-elles géré cet argent ? Comment les 2,2 % du pétrole irakien (soit 1 milliard de dollars environ) dévolus au programme lui-même pour assurer ses frais de fonctionnement ont-ils été dépensés ? Quid, enfin, de la fameuse liste des bénéficiaires supposés d’allocations de brut offertes par Saddam Hussein ?
Potentiellement dévastatrice, cette enquête, que Kofi Annan a dû accepter presque malgré lui, laisse pourtant comme un sentiment de malaise. Encore une fois, en effet, ce sont les États-Unis qui en ont défini le cadre et les limites. Ni les livraisons illégales de pétrole irakien à la Jordanie, à la Turquie et à la Syrie – qui n’ont jamais cessé, avec l’assentiment tacite de Washington – pendant toute la période de l’embargo, ni le rôle du proconsul américain Paul Bremer, qui a pourtant géré la fin de l’opération Oil for Food, ne seront audités par la commission Volcker. Comment le secrétaire général pourrait-il ne pas se sentir visé ?
Choisi par les Américains, en 1996, contre l’indocile Boutros Boutros-Ghali en raison de son profil lisse de gestionnaire politiquement incolore, Kofi Annan se prépare-t-il à vivre les deux années de mandat qui lui restent en état de rupture avec ses anciens sponsors ? Non, si, conformément à son tempérament, il préfère l’évitement à l’affrontement. Oui, si le malentendu persiste.
Au fond, lorsque les néoconservateurs au pouvoir à Washington ont engagé leur offensive anti-onusienne, début 2003, après le refus du Conseil de sécurité de cautionner l’invasion de l’Irak, ce n’était pas Annan, dont le rôle dans cette affaire a été mineur, qui se trouvait dans le collimateur, mais l’institution elle-même. Et c’est pour décrédibiliser l’ONU en tant que telle qu’ils ont choisi le scandale du programme Pétrole contre nourriture comme cheval de Troie. Le problème est que, victime en quelque sorte collatérale de cette campagne, Kofi Annan s’est rebiffé.
Entre juin et octobre 2004, c’est un Annan presque métamorphosé qui est apparu sous les yeux médusés, puis de plus en plus irrités, de l’administration américaine. On l’a entendu tour à tour souhaiter que les tortionnaires d’Abou Ghraib soient traduits devant la Cour pénale internationale, refuser de qualifier de « génocide » le nettoyage du Darfour par l’armée soudanaise, déclarer « illégale » la guerre de Bush en Irak, s’opposer à l’offensive contre Fallouja, exprimer ses réticences quant à l’envoi d’équipes onusiennes plus étoffées pour encadrer le processus électoral irakien, et même prendre indirectement position pour le candidat John Kerry en affirmant, quinze jours avant le scrutin du 2 novembre, que le monde n’était pas plus sûr depuis la chute de Saddam Hussein. Du coup, son statut a changé : Annan est devenu une cible, et ceux qui, il n’y a pas si longtemps, le qualifiaient d’« homme des Américains » sont les mêmes qui, aujourd’hui, sont prêts à lui décerner l’auréole du martyr.
A-t-il compris la leçon ? L’avenir proche dira si l’épreuve qu’il vit l’a changé ou simplement intimidé. Dans le premier cas, il n’est pas sûr que Kofi Annan aille jusqu’au bout de son mandat, tant la seconde administration Bush paraît vindicative et déterminée à faire place nette devant ses projets quasi mystiques d’unilatéralisme absolu. En place jusqu’en novembre 2008, les faucons perchés sur les toits de Washington ont d’ailleurs d’autres proies en vue, plus alléchantes ou plus faciles…
Un certain Mohamed el-Baradei, tout d’abord. Cet Égyptien de 62 ans dirige l’une des agences clés du système onusien, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), et son casier est chargé aux yeux des néocons. Non seulement il a toujours soutenu que la présence d’armes de destruction massive en Irak était une fumisterie, mais il prend tout son temps pour enquêter sérieusement sur le cas iranien, cet autre État de l’« axe du Mal » selon Washington. Deux péchés capitaux qui valent condamnation, mise sur écoute téléphonique de toutes ses conversations par la CIA et sourdes manoeuvres pour l’éjecter de son bureau de Vienne. Le problème est que, fort du soutien des Européens, Baradei résiste : il se verrait volontiers candidat à un troisième mandat, en juin 2005. L’administration Bush n’a plus que quelques mois devant elle, donc, pour dégager une minorité de blocage parmi les trente-cinq membres du conseil des gouverneurs de l’AIEA et, surtout, pour dénicher un contre-candidat présentable. La partie n’est pas gagnée, loin de là, mais les Américains, qui jugent intolérable l’éventuel maintien de Baradei, s’y emploient avec acharnement.
Autre cible de choix : un certain Jacques Chirac, de plus en plus tenté par une nouvelle candidature présidentielle en mai 2007, mais que la Maison Blanche, qui n’est pas loin de le considérer comme un ennemi tant il semble au-delà de toute rédemption, a décidé de « punir ». Dans ce cas, le cheval de Troie des Américains pourrait bien s’appeler Nicolas Sarkozy.

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