Quand le prince du raï déraille
Accusé de séquestration et de violence volontaire sur la personne d’une ex-petite amie, Cheb Mami est maintenu depuis près d’un mois en détention provisoire à la prison de la Santé à Paris. Retour sur une sordide affaire.
Depuis trois semaines, Cheb Mami est incarcéré à la prison de la Santé, à Paris. Bien sûr, il bénéficie des privilèges traditionnellement accordés aux VIP : cellule spacieuse et confortable, téléviseur, journaux, téléphone et repas améliorés. N’empêche, une cellule est une cellule. Mis en examen et placé en détention provisoire, le prince du raï, l’artiste qui a vendu des millions d’albums, chanté en duo avec Sting et fait connaître la musique algérienne dans le monde entier doit répondre des chefs d’inculpation de violence volontaire, de séquestration et de « menace sur victime pour tendre à un retrait de plainte ». Il est passible de plusieurs années de détention.
Pour Cheb Mami, le cauchemar commence le jeudi 26 octobre, à l’aéroport d’Orly. À sa descente d’avion en provenance d’Oran, il est cueilli par des agents de la police judiciaire, conduit au commissariat de Bobigny, dans la banlieue parisienne, et interrogé à la suite d’une plainte déposée par une de ses anciennes compagnes, qui prétend avoir été violentée, séquestrée, puis contrainte de subir une interruption de grossesse – manquée en l’occurrence. À l’appui de ses déclarations, la jeune femme produit un certificat médical attestant d’une incapacité de travail d’un mois, en raison, semble-t-il, d’un « traumatisme génital ». Au terme de deux jours de garde à vue, le prévenu comparaît devant un juge d’instruction du tribunal de Bobigny. Sa confrontation avec la plaignante est tendue. Lui admet l’existence d’une liaison, mais réfute l’ensemble des accusations. Elle maintient ses allégations, avec force détails. Samedi 28 octobre, Cheb Mami est placé en détention provisoire, bientôt rejoint par Michel Lévy, son manager, poursuivi dans la même affaire pour « complicité de violences volontaires aggravées, séquestration et menaces ».
Tandis que le chanteur continue de clamer son innocence, sa famille et ses amis hurlent au complot. Une grande partie de la presse algéroise prend fait et cause pour lui. « Après Khaled, c’est au tour de Mami d’être harcelé par la justice française », s’insurge un éditorialiste. Il y a deux ans, le créateur de « Didi » et d’« Aïcha » avait en effet été mis en examen par un juge de Nanterre pour abandon de famille, organisation frauduleuse d’insolvabilité ainsi que coups et blessures, puis remis en liberté.
Père d’une jolie petite Samah, Cheb Mami (41 ans) est un garçon d’ordinaire gentil et de compagnie agréable. Est-il vraiment capable de se transformer, à l’occasion, en forcené n’hésitant pas à frapper sa compagne pour la contraindre à avorter ? Divorcé de sa première épouse, une Néerlandaise d’origine marocaine, il est aujourd’hui remarié avec une cousine « du bled ». Il n’a pas la réputation d’un homme à femmes. Selon son entourage, c’est même un homme plutôt timide, mais le monde du show-biz étant ce qu’il est On lui connaît quelques conquêtes féminines, mais toujours discrètes et passagères. De brèves rencontres
Les faits qui lui sont aujourd’hui reprochés remontent, semble-t-il, à 2005. Pour préparer son nouvel album, Layali (« Les Nuits »), dont la sortie était prévue le 30 octobre dernier, Cheb Mami avait, à l’époque, posé ses valises au Caire, la capitale de la chanson arabe. Entre deux sessions d’enregistrements, une séance photos et quelques allers-retours au Liban, en France et en Algérie, il aurait rencontré une photographe de presse connue dans le milieu pour avoir travaillé avec de nombreux chanteurs de raï. Coup de foudre ? Non, jure le chanteur, une aventure sans lendemain, juste une histoire de sexe. Quand sa maîtresse lui aurait annoncé qu’elle attendait un enfant de lui, Mami aurait haussé les épaules. C’est qu’il avait la tête – et le cur – ailleurs : il venait de nouer une relation, sérieuse celle-là, avec une autre femme qu’il envisageait d’épouser. Alors, quand la photographe lui aurait demandé quelques subsides pour faire face à cette grossesse non désirée, il aurait fait la sourde oreille.
Celle-ci aurait alors pris contact avec Michel Lévy, qu’elle aurait informé de sa grossesse et de ses besoins financiers. Redoutant d’éventuelles retombées sur la carrière de son protégé, Lévy lui aurait remis 5 000 euros, suscitant après coup le mécontentement du chanteur : « Jamais tu n’aurais dû lui donner une telle somme ! » Selon des sources proches de l’enquête, la jeune femme se serait alors rendue à Alger pour rencontrer des membres de l’entourage de Mami. Sur place, elle aurait été prise en charge par un certain Kader, un ancien chargé d’affaires du chanteur, aujourd’hui retiré du circuit. Et là, les choses auraient pris un tour carrément sordide.
Selon ce qu’elle a déclaré lors de la confrontation organisée au tribunal de Bobigny, la photographe aurait été obligée de subir un avortement, en présence de deux médecins, dans la villa du chanteur sur les hauts d’Alger. L’opération aurait échoué. Que s’est-il réellement passé ? A-t-elle été séquestrée ? A-t-elle subi des violences physiques ? A-t-elle touché de l’argent en échange de son silence ? Seule certitude : dès son retour en France, la jeune femme a porté plainte.
Difficile, à ce stade de l’enquête, d’obtenir la moindre information supplémentaire. Contactée par Jeune Afrique, Me Claire Doubliez, l’avocate attitrée du chanteur, se retranche derrière le secret de l’instruction : « Cheb Mami se porte bien, nous allons introduire une demande de liberté provisoire. En attendant la décision du parquet, nous ne pouvons rien dire. » Membre d’un collectif d’avocats chargé du dossier, Me Djaffar Aci ne se montre pas plus loquace. Quant à Kader, l’ex-chargé d’affaires, il nie tout en bloc et jure que son ami est victime d’un complot. Depuis quelques jours, son téléphone sonne dans le vide… De son côté, EMI/Virgin, la maison de disques de Cheb Mami, fait profil bas. La promotion de l’album Layali étant désormais torpillée, les concerts annulés et les ventes du disque sérieusement compromises, ses dirigeants se refusent à communiquer.
Le juge d’instruction du tribunal de Bobigny a apparemment l’intention de dépêcher à Alger une commission rogatoire afin d’interroger l’ensemble des personnes impliquées dans cette affaire. Si tel était le cas, l’incarcération du chanteur pourrait se prolonger pendant encore plusieurs semaines, sinon plusieurs mois. Commentaire d’un avocat habitué à ce type d’affaires : « Ce dossier, c’est de la nitroglycérine. »
Car en plus d’être une star en Algérie et dans tout le monde arabe, Cheb Mami se prévaut de l’amitié du président algérien. À l’heure où Alger et Paris tentent, laborieusement, de se rabibocher, l’affaire ne pouvait plus mal tomber. Mais elle risque surtout de briser la carrière du « prince du raï ». Et quelle carrière !
Né le 11 juillet 1966 dans un faubourg de Saida (à 200 km d’Oran), Cheb Mami, de son vrai Mohamed Khelifati, est le dernier rejeton d’une famille de neuf enfants. Très tôt, celui que l’on surnomme déjà « Mami » (le môme) se prend de passion pour la musique, écoute sans fin Oum Khaltoum, la diva égyptienne, et s’enthousiasme pour les madahhate, ces femmes orchestres chargées d’animer les mariages. À l’école, il arrive que son professeur lui demande de pousser la chansonnette devant ses camarades de classe. C’est que le « môme » possède une voix virevoltante et prenante, qui donne presque la chair de poule.
À 13 ans, pour subvenir aux besoins de sa nombreuse famille, Mohamed devient apprenti boulanger, puis soudeur dans une usine. Pendant les week-ends, il s’échappe vers Oran, la ville de mille et un cabarets où les hommes s’enivrent de bière et de vin en écoutant des chansons évoquant les amours perdues, le sexe interdit et les affres d’une vie misérable. Cheb Mami est trop jeune pour la grivoiserie, mais il entend bien tracer son chemin entre Khaled, Fadéla, Sahraoui et tous les cheb et chabatte amateurs de raï licencieux.
Il se produit au sein du groupe Al-Azhar (fleurs), voué au relatif anonymat des cabarets. Un jour de 1982, il participe à un crochet organisé par la télévision algérienne. Il décroche le premier prix, mais les organisateurs le rétrogradent à la deuxième place. Synonyme de vulgarité et de débauche, le raï n’est pas vraiment, à l’époque, en odeur de sainteté auprès des autorités Qu’importe, la machine est en marche. Il a à peine 14 ans et, déjà, l’Algérie tout entière se l’arrache.
Deux ans plus tard, il monte à Paris pour tenter sa chance dans les bars de Barbès. Très vite, il fait une rencontre décisive, celle de Michel Lévy, qui va devenir son manager, son homme de confiance et son ami. En 1986, celui-ci lui fait enregistrer son premier vrai album, Douni El-Bladi, et lui ouvre les portes de l’Olympia, le prestigieux music-hall parisien, puis celles du show-biz. En 1990, il part aux États-Unis pour enregistrer Let me Raï, mais, à cause de la guerre du golfe, l’album est boycotté par les radios françaises. Ailleurs, il fait un carton.
La reconnaissance internationale viendra en 2000, après son duo avec Sting, l’ancien chanteur du groupe Police. Cheb Mami est désormais une star réclamée dans le monde entier : New York, Londres, Melbourne En revanche, il refusera longtemps de se produire en Algérie, en dépit de toutes les sollicitations. « Je ne me voyais pas encadré par vingt gardes du corps, pendant que des hommes, des femmes et des enfants étaient massacrés à quelques kilomètres de là », explique-t-il. En 1999, enfin, il chante devant cent mille spectateurs réunis sur l’esplanade de Riadh el-Feth, à Alger. Dans la foulée, il rachète l’ancienne villa du couturier Yves Saint Laurent, à Oran, où il installe sa famille, en acquiert une autre dans la capitale, puis monte un studio d’enregistrement.
Quand foulera-t-il de nouveau le sol de l’Algérie, ce « bled » qu’il n’a jamais cessé de chanter ?
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